Le Cycle de l’Ailleurs, une œuvre libérale ? Des Lumières à la contre-culture.


Le Cycle de l’Ailleurs de Pierre Bottero est-il ancré dans la pensée libérale ? Petit plongeon au cœur des fondements politiques inconscients de mon auteur préféré…

Cette analyse n’a pu voir le jour que grâce à mon temps libre, elle a nécessité quelques ~500h de travail, étalées sur plus de deux ans. Si vous appréciez ce type de parution, en libre accès, et souhaitez les voir pérennisées, que vous avez les moyens, veuillez considérer un don.

Introduction

Dans notre précédent article, « Relecture politique du Cycle de Gwendalavir », nous avions évoqué des thèmes politiques abordés par le cycle comme le féminisme, l’antifascisme, l’écologie, l’anticapitalisme, l’anticléricalisme, la lutte des classes, et même la présence, à la marge, d’idées libertaires. Nous avions donc déjà établi que l’œuvre de Pierre Bottero n’est pas inscrite dans la neutralité politique, et qu’elle propose une forme d’innovation sur ce sujet, des thématiques progressistes à sa sortie.

Dans cette analyse, nous n’avions cependant que très peu évoqué un autre argument, essentiel, qui vient contredire cette prétendue neutralité : la base libérale du Cycle de L’Ailleurs. C’est-à-dire, pour être (très) simpliste (nous reviendrons plus en détail sur la définition que nous utilisons), la croyance en des solutions-pansements et individualistes face à des problèmes systémiques.

Ce nouvel article vient donc en complément de notre analyse « Relecture politique du Cycle de Gwendalavir » et porte une vision qui vient des deux ans qui nous en séparent. Il s’agit d’une prise de recul sur ce qu’il a pu manquer.
Cette fois-ci, notre analyse va donc s’attarder sur des croyances, idéologies, parfois sans pincettes, du Cycle de l’Ailleurs. Mais ce dernier ne doit pas être réduit à celles-ci. Il ne s’agit pas de remettre en question les avancées citées plus haut, qu’il est juste de lui concéder et de ne jamais oublier, surtout dans le contexte de parution des années 2000 de la littérature jeunesse.

Si nous devions prendre une précaution oratoire pour cet article, ce serait celle-ci : nous allons parler ici d’un “libéralisme par défaut”, pas d’une volonté construite de l’auteur de défendre une position idéologique. Un principe de charité lié au fait que les pensées et volontés de Pierre nous restent inaccessibles : il ne s’agira pas de spéculer sur ce qu’a voulu, ou pensé, ou était Pierre Bottero, nous parlerons de ce qui transparaît, selon nous, dans son œuvre.

L’un des enjeux principaux de notre démarche sera donc de décrire les idéologies du cycle. De rendre compte notamment de la part d’idéologie libérale et de celle anti-libérale. Mais également d’aller au-delà, en tentant d’estimer si ces idéologies dans le Cycle ont toujours, et dans quelle mesure, une pertinence pour nous aujourd’hui.

Présentation du Corpus

Pour cet article, nous avons pensé, étant donné la pluralité de positions et idéologies, qu’il était important de prendre l’ensemble de ce que nous nommons le Cycle de l’Ailleurs, c’est-à-dire toute l’œuvre Fantasy de l’auteur, qui est connectée, de près ou de (très) loin, au monde de l’Ailleurs, à Gwendalavir.
Voir notre Bibliographie pour les références détaillées des éditions étudiées.

  • Trilogie La Quête d’Ewilan, (2003) – (Abrégée LQE)
  • Trilogie Les Mondes d’Ewilan, (2004-2005) – (LME)
  • Les Aigles de Vishan Lour, (Nov. 2005) – (LAdVL)
  • Trilogie L’Autre, (2006-2007)
  • Isayama, (mai 2007)
  • Trilogie Le Pacte des Marchombres, (2008) – (LPdM, composé de E, EE, et EP)
  • Les Âmes Croisées, (Fev. 2010, posthume) – (LÅC)
  • Le Chant du Troll, (Oct. 2010, posthume) – (CdT)

Comme nous allons le voir, les schèmes libéraux parcourent l’ensemble du cycle, mais à des degrés divers et de manières très différentes selon les œuvres, certains explicitement remis en question. Il en va de même des transgressions à ces schèmes, d’où l’importance de ne pas se restreindre à une trilogie en particulier.

SOMMAIRE

Nous articulerons cette analyse des thématiques libérales plutôt dans la chronologie de sortie des livres de Pierre Bottero, car il nous semble qu’une évolution dans le propos, au fur et à mesure des parutions, s’est dessinée. Avant de rentrer dans le vif de ce sujet, il nous paraît important de traiter de la philosophie des Lumières, fondation du libéralisme, et de la manière dont elle imprègne également le cycle.
À la suite de notre développement (en deux parties) sur le libéralisme, nous ouvrirons dans notre partie finale une réflexion sur la participation du cycle à l’imaginaire de la contre-culture, et à son potentiel subversif.

Si les questions de méta-analyse et méthodologie de la recherche vous intéressent, vous pourrez trouver en annexes un début de réflexion sur les limites de notre travail.

I – Un héritage des Lumières
A – Ce qu’en dit Pierre Bottero
B – Un empire des Lumières
C – Académie de Dessin, académisme des Lumières
D – Un héritage assumé ? Dépassé ?

II – Une base libérale

A – La Quête d’Ewilan
B – Les Mondes d’Ewilan
C – L’Autre
D – Le Chant du Troll, Amies à vie et l’espace autobiographique.

III – Un terreau libéral en profondeur
A – Un féminisme libéral
B – Liens interclasses

C – L’individualisme du Pacte des Marchombres

IV – Virage anti-libéral, vers une contre-culture ?
A – Virage avec Les Âmes Croisées, une rupture radicale
B – Vers une contre-culture
C – Un virage manqué ?


CONCLUSION

ANNEXES
Notes
Quelques limites à notre analyse
Extraits de La Forêt des Captifs
 et de l’Idéologie Allemande
Bibliographie
Remerciements

 


Un héritage des Lumières

Avant les éléments libéraux, plongeons au cœur des Lumières…

Les Lumières, qu’est-ce que c’est ?

Ce mouvement, incarné par des philosophes européens des XVIIe et XVIIIe siècles est l’un des facteurs d’influence qui a mené à la Révolution française et à la démocratie représentative en France. Marqué par un engagement pour des droits humains individuels, pour la fin de l’esclavage, ce mouvement anticlérical a aussi contribué aux avancées scientifiques de l’époque. Il représente les espérances de triomphe de la raison sur la croyance, et de la bourgeoisie sur la noblesse et le clergé. Le mouvement des Lumières verra son aboutissement avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789.

Ce qu’en dit Pierre Bottero

« La fantasy a une double relation avec notre réel : elle démontre que chaque individu existe en tant que tel, contrairement à notre réalité qui met souvent en avant la masse et la norme. D’où l’impact de ce genre sur des adolescents en train de se construire. Deuxièmement, à de rares exceptions près, il s’agit d’un imaginaire où la démocratie, la liberté, la tolérance sont des valeurs essentielles. »

Interview de PB pour Lecture Jeune, 20091

Dans cette citation explicite, l’on constate que Pierre Bottero tient des propos qui supportent des valeurs très semblables à celles des Lumières. Il nous montre également ici, à notre sens, les valeurs qu’il tient à transmettre.

Un empire des Lumières

L’Empire de Gwendalavir est né d’une politique à la fois similaire et différente à celle de notre monde. Si le statut d’« empereur » comme statut politique en soi est plutôt l’héritier de Platon, de l’idée du philosophe roi2, l’Empire n’est pas pour autant tyrannique. Il est finalement plus construit sur un ensemble de valeurs très progressistes, donc plutôt « à gauche » : il est né de la fin de la dictature des Ts’liches (défaite entre autres par Merwyn), à la manière d’une Révolution française. L’Empire se serait a priori constitué de manière décentralisée, comme en témoigne le système complexe de guildes, et aurait grandi grâce à des « pionniers », des « explorateurs », plus que sous l’action de conquérants colonialistes.

L’Empire présente également une diversité de peuples (Frontaliers, Thüls…), qui, comme le relève pertinemment dans son mémoire Félix Béthune−−Pasek21, ne peuvent faire des alaviriens un peuple « un et indivisible » (en référence à la Constitution de 1791 et aux principes de l’État français). Ce peuple, façonné, à l’image de la France, de l’« universalisme » des Lumières, est pluriel. Et s’il est soumis à la bannière d’un pouvoir centralisé, est en réalité composé d’une grande diversité d’ethnies et de cultures.

« La population de l’Empire ne peut se réduire à un peuple “un et indivisible”, et il est possible de citer au moins trois peuples majeurs au sein de l’Empire : le peuple alavirien, qui constitue l’essentiel de la population, le peuple Frontalier, qui habite la Citadelle des Marches du Nord et le peuple Thül, qui vit dans les plaines à l’ouest du Pollimage. »
Béthune−−Pasek Félix, Représentations des masculinités et renouveaux des imaginaires genrés dans le cycle de Gwendalavir de Pierre Bottero (Mémoire de Master 1), Université Sorbonne Nouvelle, 2022. p. 28.

Cette tension entre une volonté d’unité nationale (voire dans l’humanité toute entière), symbolisée par l’Empire, et un multi-culturalisme très fort est à l’image de la Constitution de 1791, qui, la première, proclame la République « une et indivisible »3 dans un pays qui pourtant est traversé par de grandes fractures culturelles et économiques. Ainsi, en Gwendalavir, ce n’est peut-être pas le caractère « un et indivisible » du peuple qu’il faudrait retenir pour y voir un parallèle avec les Lumières, mais plutôt la volonté de l’Empire d’y parvenir, de s’unifier malgré les disparités internes, ainsi que l’image qu’il souhaite donner.

Al-Jeit, la Ville lumière

Pour prolonger cette lecture, Al-Jeit peut être interprétée comme un miroir de Paris, agrégeant tous les savoirs de l’Empire, à l’architecture aérienne, aux jeux d’eau romantiques, et dans le même temps ville aux bas-fonds peu reluisants. Elle représente la cité de tous les possibles.

Le parallèle est d’autant plus troublant que le terme de « Ville lumière » a pour origine probable la naissance de l’éclairage public à Paris dans les années 1820 et qu’Al-Jeit, on le sait, est éclairée massivement par les sphères de lumière des Dessinateurs.

Illustration de Al-Jeit par Montse Martin pour l'adaptation BD des éditions Glénat, on y voit les sphères de lumières.

© Montse Martin, Glénat


Cet Empire ne semble pas être une utopie chez Pierre Bottero, qu’il tente de présenter sans jugement mélioratif ou péjoratif. C’est au lecteur de relever les points communs et les différences avec notre monde, afin d’en juger de la pertinence.

Académie du Dessin, académisme des Lumières

Au XVIIIe siècle apparaît la notion phare de “beaux-arts”, et ce en opposition avec l’art, qui référait à l’époque plutôt à l’artisanat. D’après Carole Talon-Hugon dans son ouvrage Classicisme et Lumières : « Il ne s’agit plus d’acquérir un savoir-faire par apprentissage pratique et imitation du maître d’atelier, mais de bénéficier d’une formation théorique autant que pratique où l’anatomie, la perspective et les humanités feront de ce nouveau peintre-académicien (Sébastien Bourdon, Le Brun, Le Sueur…) un créateur savant et lettré. »4.

On retrouve totalement cette vision dans le parcours d’Ewilan, qui, avant d’être une technicienne du Dessin, est une intellectuelle à l’érudition élevée. L’ensemble de ses passages à l’Académie montre qu’elle n’y va pas pour un quelconque apprentissage technique ou pour en apprendre sur les subtilités des Spires, puisque le Dessin n’a aucun secret ni ne pose de difficultés pour elle, de manière innée. Pour les autres élèves également, on leur apprend, autant que la technique du Dessin, à devenir l’élite de l’Empire, et on les fait côtoyer les sphères du pouvoir. Le schéma d’apprentissage du Dessin est donc plus emprunt de l’imaginaire de l’inné, valorisé par une institution, que de l’apprentissage de savoir-faire, ce qui l’éloigne frontalement du système maître-élève des marchombres, ou d’autres guildes tournées autour de l’artisanat (marchands, verriers, navigateurs…).

« Elle savait que ses camarades ne créaient qu’une reproduction à la fois car ils étaient incapables de gérer simultanément plusieurs paramètres. Cela l’avait toujours surprise, dessiner était si naturel pour elle. Si facile. »

L’Œil d’Otolep. INT. ME p. 306

L’Académie d’Al-Jeit, enfin, ne semble pas avoir pour vocation la recherche ou l’expérimentation dans sa discipline, elle semble au contraire (à quelques exceptions près5) normative dans ses aspirations, dans une volonté figée de transmission. Liven et ses compagnons, avec la desmose, innoveront en dehors du champ de l’Académie, après que celle-ci se fasse en partie discréditer par la trahison d’Elis Mil’ Truif.

Un héritage assumé ? Dépassé ?

Un héritage dépassé ?

Dans le contexte de 1789, porter de telles valeurs était une avancée majeure, mais bien avant la sortie de La Quête d’Ewilan, la philosophie des Lumières a connu de nombreuses remises en question, par d’autres mouvements politiques contemporains ou postérieurs. Critiques notamment autour de ses revers comme les inégalités profondes, l’autoritarisme ou enfin le dérèglement climatique. En effet ; et nous y reviendrons en détail, la philosophie des Lumières, et particulièrement son héritier le libéralisme, ne luttant pas activement contre les inégalités mais plutôt contre ses manifestations les plus spectaculaires, génèrent immanquablement une lutte des classes, qui les oblige alors à réprimer leurs composantes pour perdurer.
Il est donc important de noter dès maintenant que Bottero rompt à plusieurs reprises avec cet héritage des Lumières, même s’il n’en fait pas forcément état dans ses interviews.

Prises de distance

Nous reviendrons plus tard sur ces prises de distance avec la philosophie des Lumières (et le libéralisme), notamment dans notre chapitre 4, mais voici deux exemples qui arrivent “tôt” dans le cycle, dans La Quête et Les Mondes d’Ewilan, trilogies qui n’ont pas pour habitude ces exceptions.

Les Lumières, l’Humanisme sur le plan écologique

En mettant au centre de sa philosophie l’humain, ce dernier a pu établir des droits, mais (notamment chez le philosophe Descartes6) n’a plus alors envisagé la nature que comme un environnement, un espace qui ne fait que nous entourer, exploitable à souhait, et dont l’humain se pense extrait.

Par exemple, sur ce point écologique, Pierre Bottero se distingue des Lumières. Il opère dans La Quête une forme de « retour à la nature » au travers de son Moyen Âge revisité, de sa géographie, de son imaginaire forestier. Un retour anti-consumériste qu’il exploitera pleinement dans Les Mondes avec les Causses de Maximilien ou les montagnes de Rafi, dans l’Atlas (L’Autre).

Enfin, notons également par rapport à l’Académie du Dessin, par le fait que la génération de dessinateurs d’Ewilan et Liven, qui innove en dehors du champ de l’Académie, l’œuvre semble proposer une prise de recul à cet héritage, au moins sur ce topos très précis de l’Académie.


 

Sujet sensible ? Un dernier mot sur les enjeux…

Un des enjeux secondaires de cet article est donc, avec tous les guillemets du monde, de “faire le tri” entre les idées libérales (voire conservatrices), et les avancées progressistes que l’œuvre a pu apporter à sa parution, que nous avons longuement décrites dans Relecture Politique du Cycle de Gwendalavir ou d’autres articles (comme celui sur Les Âmes Croisées ou Tour B2 Mon Amour). Pourquoi ? Plutôt dans la lignée du chercheur et critique Tzvetan Todorov (La Littérature en Péril, 2007), nous estimons que la Littérature porte un discours sur l’humain, le monde et qu’elle ne doit pas en être déconnectée à l’analyse.
C’est un enjeu de réception : la communauté, forte de plus de trois millions de lecteurs, a grandit avec L’Ailleurs, et se réclame parfois de cet héritage, l’enjeu est donc d’offrir des outils d’analyse à cette communauté. Qu’elle puisse y voir plus clair sur les idéologies que cet héritage véhicule (volontairement ou non), et qu’on puisse contribuer – modestement – à l’émergence d’un recul critique, le plus mesuré possible, tenant compte des bons points comme des angles morts.
Cet article, bien que nous l’espérons très nuancé, peu paraître malgré tout sombre à l’égard d’autres de nos articles, nous tenons donc à rappeler qu’il traite d’un sujet bien particulier autour de l’œuvre de Pierre : il en existe de nombreux autres. Cela paraît une évidence, mais le sujet étant sensible, répétons-le : nous ne réduisons ni l’auteur ni son œuvre ni la communauté aux propos tenus ici.

 


Une base libérale

Le LIBÉRALISME

Le libéralisme est un courant de pensée qui prend racine au XVIIIe siècle, notamment dans l’idéologie des philosophes des Lumières. De cet héritage, il garde notamment un attachement à l’existence de droits humains inaliénables, à l’égalité devant la loi des citoyens ainsi qu’aux libertés individuelles : celle de penser par soi-même, de s’exprimer librement par exemple.

Le libéralisme s’est ensuite développé en mouvement économique avec deux piliers forts : la loi du libre-marché (la loi de l’offre et de la demande doit primer), et la propriété privée. Ces piliers devant garantir à tous l’accès aux biens et terres selon les mêmes critères. Ces pierres angulaires donneront, au travers d’une vision coloniale, entre autres influences, un capitalisme naissant.

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits », selon la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Le libéralisme est une croyance selon laquelle tout un chacun est libre, a la capacité de faire et penser ce qu’il veut quel que soit son contexte. Après une première critique économique sévère (conditions de production, accès à la consommation) du libéralisme,  les courants socialistes, communistes, et libertaires, lui reprochent aujourd’hui de penser l’égalité seulement en droits juridiques, et donc de ne jamais s’attaquer aux déterminismes sociaux (genre, couleur de peau, orientation sexuelle, classe sociale, géographie), facteurs d’inégalités dans l’accès effectif aux droits et libertés7.

En s’attachant, semble-t-il, aux valeurs portées par les Lumières, Pierre Bottero amène donc un imaginaire porteur des limites du libéralisme. Ainsi, de nombreux schémas narratifs utilisés dans les littératures de l’imaginaire sont parfois porteurs d’un imaginaire plutôt libéral, qui pense les individus en dehors des déterminismes sociaux de notre monde. Réutilisés tels quels par Pierre Bottero, ils restent peut-être une forme d’impensé de l’auteur en écrivant La Quête d’Ewilan.

Faux procès en Fantasy

Un point avant de commencer cette partie, peut-être à clarifier. Selon nous, dans notre analyse de Pierre Bottero, nous n’allons pas pointer le fait qu’une œuvre ne soit pas réaliste, mais bien le fait que les distorsions par rapport à la réalité véhiculent des “messages” idéologiques précis (ici principalement libéraux en l’occurrence). Idéologies qui diffèrent chez tous les auteurs de fantasy (ou de littérature blanche) qui contreviennent également aux règles du réel, selon les mécanismes.

Ainsi, la magie par exemple, n’est pas un concept réaliste. Pour autant, ce qui va décider du message idéologique derrière cette distorsion, ce sont les règles (ou les silences) que l’auteur va définir pour la faire fonctionner. Comme nous allons le voir, entre la magie de La Quête d’Ewilan et celle de FullMetal Alchemist, il y a un monde.

La Quête d’Ewilan

Voici quelques-uns des thèmes et schémas narratifs libéraux (ou non !) dans La Quête d’Ewilan. Il est très intéressant de noter que le traitement de ces schémas libéraux seront remis en question dans les trilogies suivantes.

Individualiste ?

Ewilan est au centre de cette trilogie : l’héroïne, c’est elle ! Néanmoins, tous les personnages y ont une place centrale : elle n’aurait rien pu faire sans tous ses compagnons, le collectif, dont les membres sont interdépendants. Ces membres sont traversés de motivations individualistes, comme Edwin, autoritaire sur le groupe, ou Ellana, pétrie d’une liberté conçue dans la solitude, mais chacun a son rôle à jouer ; tous contribuent de manière essentielle à l’aventure, de Duom à Artis. C’est un point positif de La Quête d’Ewilan, anti-libéral, qu’il faut lui concéder, et qui est probablement hérité de J.R.R. Tolkien, de sa communauté de l’anneau et du rôle majeur qu’il attribue aux ‘‘petites gents’’, les hobbits.

La magie

Comme dans bon nombre de livres reprenant les codes du merveilleux (le surnaturel est admis sans réserve et sans règles), avec le Dessin, la magie de La Quête d’Ewilan : il n’y a qu’à imaginer une solution pour qu’elle advienne. C’est une négation totale des forces nécessaires à une vraie solution, réaliste, puisqu’elle n’a pas de coût particulier. À part un peu de fatigue… et encore ! Pour un même dessin, l’ampleur de cette fatigue sera très différente selon le dessinateur. Elle sera donc (par son absence la plupart du temps) le signe de la puissance d’Ewilan, plus que d’un quelconque coût induit par une règle précise du Dessin.

C’est une magie à l’opposé de celles qu’on trouve généralement dans la fantasy, qui est plutôt matérialiste, comme celle d’À la Croisée des Mondes, Philip Pullman, 1995 (le surnaturel a une explication rationnelle), ou encore de FullMetal Alchemist8, Hiromu Arakawa, 2001 (science qui repose sur deux conditions pour transmuter la matière : l’échange équivalent et l’énergie). Et à l’opposé bien-sûr des marchombres, dont l’entraînement à leurs disciplines (parkour, escalade, arts-martiaux, poésie…) est plus accessible aux lecteurs et lectrices – c’est l’expertise d’Ellana dans celles-ci qui la rend surnaturelle.

Par ailleurs, le Dessin même est un don héréditaire (au moins pour la famille d’Ewilan, et plus si l’on spécule le Dessin comme dérivé des Bâtisseurs, une des Familles de L’Autre), tombé du ciel : il génère donc une nouvelle forme d’inégalité dans l’Autre Monde. C’est un talent/don, et non seulement une compétence. Comme dans notre monde, et malgré la magie de celui-ci, ce sont ceux au capital le plus élevé à la naissance (ici le don du Dessin) qui ont plus de chance de réussir.

L’élitisme

Le groupe d’aventuriers qui sauve Gwendalavir en accompagnant Ewilan semble naturellement doué et exceptionnel… Pourtant, là aussi, c’est une troupe à l’héritage social plutôt favorable (nobles aux avantages pécuniers ou héréditaires). En dehors de quelques (et notables !) retournements de clichés9, l’histoire de Gwendalavir est donc celle d’une élite guerrière et intellectuelle et non celle d’un peuple. Ce dernier n’est jamais chez Pierre Bottero, jusqu’à Ellana, la Prophétie, moteur de sa propre histoire.

L’évasion

Le côté littérature “évasion” de La Quête d’Ewilan prend également racine dans la pensée libérale ; proposant une fuite du réel plutôt qu’un moyen concret de l’affronter.

On peut étayer cette interprétation par l’imaginaire qui entoure le Grand Pas / Pas sur le Côté, où Ewilan fuit la société / la mort en se réfugiant dans un monde imaginaire, entraînant le lecteur avec elle. Les rares fois où Ewilan retournera dans notre monde, elle se sentira en décalage avec lui et ne se sentira à sa place qu’en Gwendalavir, que Salim et elle fantasment comme territoire de rêve, de chevalerie et de magie. Elle abandonne ainsi toute velléité de confrontation avec le monde où elle a grandi.

« Bjorn […] avait hâte de quitter cet endroit, de rentrer chez lui. Plus que l’aspect peu ragoûtant du lieu, le sentiment de ne pas être à sa place le gênait. Il était suffisamment cultivé pour savoir que, comme tous les humains de Gwendalavir, il était le descendant d’hommes qui avaient choisi l’exil et ce choix pulsait dans ses veines. Il comprenait maintenant que Camille se soit sentie, pendant des années, en décalage avec ce qu’elle vivait. »

L’Île du Destin. INT. LQE p. 615

Cet “escapisme” ne semble pas beaucoup plus assumé ou explicite, et la visée très pédagogique de Pierre Bottero sur les valeurs qu’il souhaite transmettre nuance cet aspect.
C’est donc une cohabitation étrange dans ce miroir de notre monde : à la fois engagée et timide dans ses distorsions.

Le Pas sur le Côté

Pour en dire un peu plus sur le Pas sur le Côté, ajoutons qu’il véhicule un imaginaire nostalgique, ou du moins passéiste, puisque la règle générale du pas (hors exceptions type Grand Pas ou Akiro/Mathieu) est que l’on doit avoir déjà visité cet endroit par le passé. C’est une manière pour le dessinateur de voir le monde, qui l’incite à revenir sans cesse en arrière.

Ce pourrait même être lu comme une réminiscence d’une idéologie réactionnaire, dont la définition stricte  (voir CNTRL10) consiste précisément à rechercher à revenir à un état antérieur des choses, par opposition au conservatisme, qui vise à conserver l’état présent, ou encore l’utopisme ou progressisme, qui viseraient un état jamais atteint (le mécanisme du Pas sur le Côté aurait alors été inversé : consistant à ne pouvoir aller que dans des endroits inconnus).

La parentalité

On peut également évoquer le traitement du rapport à la parentalité d’Ewilan qui, dans La Quête d’Ewilan spécifiquement, conforte l’idée d’une héroïne libre et sans attache par nature : aucun lien ne la retient dans notre monde.
Cette question de la parentalité se verra offrir un article dédié bientôt !

Des inspirations libérales dans une part de la Fantasy occidentale

Cette base libérale dont est imbibée l’entièreté du Cycle de l’Ailleurs ne semble pas, répétons-le, volontaire de la part de Pierre Bottero ; il s’agit d’une pensée dominante très répandue et dont la prise de conscience est difficile.

En effet, une partie de la fantasy (et SFFF en général) véhicule cette idéologie11, et particulièrement certains auteurs dont se réclame Pierre Bottero, Tolkien avec Le Seigneur des Anneaux, mais aussi Zelazny (Le Cycle des Princes d’Ambre), Moorcock (Le Cycle d’Elric), Dan Simmons (Les Cantos d’Hypérion). Des auteurs du XXe siècle, marqués par l’envie d’une échappatoire à l’horreur des guerres mondiales, une lutte (souvent binaire, voire manichéenne) contre le fascisme ou le mal avec un attachement aux valeurs libérales.

Pour avant-gardistes qu’ils aient pu être à leur époque, ces auteurs subissent aujourd’hui des critiques autour de nombreuses thématiques, notamment la narration centrée autour du héros (ou d’une élite dans le cas LotR12), les épopées chevaleresques, les idées conservatrices (chrétiennes dans Narnia, LotR, réactionnaires chez Dan Simmons), l’essentialisme, le manichéisme et le machisme ambiant. Une fantasy qui fantasme le médiéval (ou ses avatars) comme le territoire de tous les possibles, de tous les imaginaires, en omettant les oppressions et la pauvreté qui traversent cette époque. Une fantasy qui parfois promeut la nostalgie d’une époque bénie par opposition à notre modernité “désenchantée”.

Notre note 11 rentre plus en détail sur les inspirations de Pierre Bottero.

L’ “Apolitisme” : Le refus de parler politique dans Ewilan

LJ : Peut-on lire dans vos ouvrages une critique de notre société ?
PB : Non, pas directement, ce n’est pas mon objectif.

Interview de PB1 pour Lecture Jeune, 2009

Dans Relecture politique du Cycle de Gwendalavir, nous évoquions le fait que « la politique interne de Gwendalavir est toujours complexe, et la plupart des personnages se gardent d’y porter un jugement de valeur ou de morale », et que donc, par là, « Pierre Bottero évite soigneusement toute métaphore entre la politique interne à ses mondes et notre réalité » dans la saga Ewilan. Pour être plus pertinent dans cette critique, nous ajoutons aujourd’hui que le maintien de ce silence symbolique n’est pas neutre.

Une position partagée aujourd’hui par un ensemble de chercheurs, écrivains et militants anti-libéraux (développée à l’origine par Marx et Engels dans l’Idéologie Allemande dès 1845A3) exprime qu’il est du devoir de l’écrivain d’être situé politiquement face aux oppressions, partant du postulat que le silence profite à la pensée dominante politique, aujourd’hui libérale et conservatrice. De ce point de vue, construire un « apolitisme » ne serait-il pas trompeur ? Avec ce véhicule rhétorique, le message libéral pourrait passer pour neutre politiquement aux yeux du lecteur, surtout si l’âge ne lui permet pas un recul critique conséquent.

Pierre Bottero changera cette position ensuite avec L’Autre et Les Âmes Croisées.

Les Mondes d’Ewilan

Dans Les Mondes, cela va être plus fin ; on assiste à de nombreuses variations au sein de ces schèmes. Par exemple, le Dessin, même pour Ewilan, ne suffit plus, puisque l’Imagination est bloquée (auparavant, le verrou ne la bloquait pas outre mesure, et disparaissait totalement dans le Tome 3 de La Quête d’Ewilan).
De plus, la notion de héros, de destinée est particulièrement mise à mal. Tout d’abord, Ewilan prend la place d’Élue qui était due à son frère Akiro. Puis, pourtant désignée par le mystique Œil d’Otolep pour sauver le monde, Ewilan se fera elle-même voler la vedette d’Élue dans Les Mondes d’Ewilan par Ellundril Chariakin. Et cette dernière n’est pas plus Élue qu’Ewilan, elle n’avait juste “jamais voyagé à dos de Dragon“.

« Tu t’inquiètes parce que les événements ne suivent plus le cours défini par l’Œil d’Otolep et ce fameux livre du destin ? Je suis une marchombre, fillette, et ma vie n’obéit ni à un vieux grimoire ni à un lac. J’ouvre les chemins et le destin se plie devant ma liberté. »

Les Tentacules du Mal, INT. LME p. 841

Cependant, malgré cette avancée majeure, c’est toujours un petit groupe d’élite qui règle, aidés par des êtres au statut proche du Divin (le Dragon et la Dame), une situation politique d’ampleur grâce à ses compétences légendaires.

Situation qui d’ailleurs n’est finalement pas tant différente de celle en Gwendalavir, qui reste un Empire  inégalitaire, où la pauvreté frappe encore à la marge, à Al-Far et dans les campagnes. La critique de Valingaï et des cités-États va s’arrêter aux pays lointains dont la destruction n’est pas une perte. Il n’y a toujours que peu de considération pour les populations, qu’elles soient de Gwendalavir ou d’ailleurs. Ce sont les dérives du système (à Valingaï ; le fanatisme religieux sectaire, le despotisme de KaterÃl…) qui sont critiquées, mais jamais le système lui-même, qui pourtant rend à un moment ces dérives inévitables. La monarchie et l’Empire ne sont jamais critiqués ; seulement leurs “dérives”.

Dans la même veine, à chaque fois que l’on repasse dans notre monde, ce sont ces dérives qui sont critiquées : l’extrême-droite, la corruption, la violence…A2 mais jamais le système qui les crée. Nous parlions dans notre précédent article d’une forme de critique de l’autorité et de l’uniforme. Voire de la police (le ridicule du commissaire Franchina dans l’affaire de la disparition de Camille, mais aussi le policier parisien Bruno Vignol qui se retrouve avec un légume à la place du pistolet…), des milices Cogistes, et des instances militaires (milices de l’Institution, la Légion Noire…) qui sont tournées en dérision dans ce qu’elles ont de plus absurde. Cette critique de l’autorité, de ses manifestations concrètes, est un point à accorder mais à la nuance que leur existence même n’est jamais fondamentalement remise en question.

Des virages anti-libéraux à la marge

Il faut cependant concéder aux Mondes d’Ewilan que c’est dans cette trilogie qu’apparaissent explicitement les premières entorses au libéralisme avec les thématiques annexes et militantes que nous évoquions dans notre Relecture politique du Cycle : l’anti-fascisme, l’anti-cléricalisme (et l’anti-fanatisme), ainsi que l’anti-capitalisme.

Pour reprendre uniquement ce dernier aspect, c’est bien dans Les Mondes que l’on peut trouver une apologie de la décroissance et d’une forme de “sobriété heureuse” comme le montre Isabelle Olivier dans son article De l’altermondialisme en fantasy pour la jeunesse13. C’est le passage avec Maximilien Fourque dans La Forêt des captifs qui est relevé pour suggérer cette analyse. En effet, la vie de Maximilien est, à l’image du Gwendalavir sans technologie et sans pauvreté, simple, heureuse, et pleine de générosité. Et elle n’est menacée que par l’arrivée de tueurs à gages de la Flirgon, multinationale et symbole du capitalisme, qui en veut aux terres de l’ermite.

L’Autre

Dans L’Autre, le libéralisme va se traduire par la croyance en la passivité et l’apathie politique du peuple, en Élise et Elio qui ne trouvent personne pour les aider à combattre les bracelets IC, et la propagande d’Eqkter.

L’Autre est une nette rupture et amélioration sur le plan politique par rapport à Ewilan. La trilogie n’est plus une fuite des problèmes flagrants de notre société, et est spécifiquement ancrée pour l’occasion dans la dystopie. Pierre Bottero savait lire son époque et ses enjeux, notamment la montée des autoritarismes.
Il s’est en revanche trompé sur les réactions populaires et collectives qui ont émergé par la suite (citons quelques mouvements sociaux : contre la réforme des retraites de 95 de Juppé, Anti Contrats Premières Embauche -CPE- en 2005-2006, les Gilets Jaunes etc..) ; Tour B2, mon amour aurait peut-être été très différent s’il l’avait écrit seulement un an plus tard, après une prise en compte des insurrections de banlieues de 200514, réactions éminemment politiques à la mort des adolescents Zyed Benna et Bouna Traoré, et à la situation sociale des quartiers.

Dans cette visée libérale, Pierre Bottero infantilise énormément les masses, dont il suffit d’un discours d’Elio pour les retourner. Un pessimisme / fatalisme sur l’humain qui considère que celui-ci est mauvais par essence (ou du moins passif et malléable), et que seuls quelques élus pourront le sauver.

Le Chant du Troll, Amies à vie et l’espace autobiographique15.

L’un des éléments qui peut-être permettent d’expliquer la forte présence de ces théories libérales dans l’œuvre de Pierre Bottero est l’existence dans sa vie de contraintes terriblement fortes sur lui et ses proches, et dont la seule sortie aurait été sa propre attitude individuelle par rapport à ces contraintes. En effet, il semblerait que (une source serait à trouver et confirmer) la leucémie soit une maladie qui l’ait atteint dans sa vie personnelle16.
Ainsi, dans Le Chant du Troll, Eijil fait face à Leucémia, contre laquelle personne ne peut rien. Et plutôt qu’un acharnement médical, ce qui “sauvera” Eijil sera sa propre attitude et celle de son père à garder sa mémoire par l’écriture. On peut d’ailleurs noter que les traits du père, cheveux mis à part, peuvent faire penser à ceux de Pierre Bottero, p. 28.
Dans Amies à vie, le combat face à cette même maladie est omniprésent, mais c’est un combat personnel ; un combat collectif et politique pour une amélioration générale des soins serait hors sujet, il n’aurait par ailleurs probablement aucun impact sur cette situation individuelle.

Si ces deux romans sont comparables, on ne peut pas les rapprocher en tous points. Amies à Vie est un livre sur la lutte contre la maladie, l’espoir, et est le premier roman de Pierre Bottero. À l’inverse, Le Chant du Troll clôture d’une certaine manière l’œuvre de Pierre et son sujet principal n’est pas la lutte, mais le deuil.

Cependant, ce qui les rassemble, c’est un rapport intime et individuel à la maladie très fort qui en ressort, comme ayant été une solution adaptée pour gérer, non pas la maladie en elle-même, mais des situations fortement émotionnelles.

 


Les Ecrits Sauvages de la Contestation, illustration de l'article avec l'affiche du colloque du même nom en 2022 à l'université de Namur.


Un terreau libéral en profondeur

Certaines thématiques internes au libéralisme, qu’un point de vue militant pourrait considérer comme problématiques, sont plus profondément développées et soutenues par Pierre Bottero.

À cette partie, une fois encore, nous nous permettons un petit point de clarification avant de continuer. Ce que nous souhaitons soulever n’est pas que certains systèmes ou personnages aient des inspirations libérales, mais bien l’absence de discours critiques de ceux-ci dans l’histoire. Nous pointons par exemple la différence de traitement critique entre les personnages autoritaires (Éléa, les Ts’liches, les milices de la Flirgon, KaterÃl…), placés en antagonistes, et les personnages libéraux, souvent placés du côté des héros. Sans pour autant estimer que libéraux et autoritaires devraient se situer au même plan de jugement par la narration, une telle différence de traitement semble invisibiliser les autres idéologies politiques (telles que les libertaires ou socialistes par exemple, presque absentes de l’histoire) et donc dévoiler une position idéologique a priori libérale de l’œuvre.

Un féminisme libéral

Pierre Bottero nous présente de nombreuses héroïnes.
C’est une avancée majeure, puisqu’Ewilan est l’un des premiers succès de littérature jeunesse en France avec une héroïne. Cependant, c’est une avancée en demi-teinte puisque de nombreux reproches sur les représentations de ces personnages féminins peuvent être faits.

Les Droits de l’Homme.

Le libéralisme n’intègre qu’avec difficulté les avancées féministes. En témoigne la DDHC, qui ne mentionne… pas les femmes. Ce n’est que dans l’entre-deux-guerres, lors d’un moment fort des idéaux socialistes, que la lutte féministe fera ses premières victoires avec le droit de vote “universel” élargi aux femmes françaises en 1945.

Aujourd’hui, la critique féministe (et LGBT+) du libéralisme pointe un discours prônant une égalité, mais qui ne cherche pas à renverser les normes et contraintes de domination (ni le “patriarcat” : le système qui les crée), qui seraient nécessaires à l’équité(voir note 7). Ainsi, la balance reste déséquilibrée.

Des éléments comme l’hypersexualisation, la virilisation ou encore la sous-représentation des femmes dans l’univers de Gwendalavir – pointés par Florie Maurin17, Félix Béthune−−Pasek et même la communauté des lecteurs et lectrices – sont des restes de l’imaginaire libéral du féminisme qui ne déconstruit pas entièrement la domination patriarcale.

Ce travail d’analyse a donc déjà en partie été fait, mais refaisons un bref tour d’horizon (hormis le sujet des masculinités/virilités, que nous laissons entier à Félix).

  • La sous-représentation des femmes : Dans son mémoire, Félix souligne le fait qu’aucune femme ne détient de rôle de pouvoir politique majeur dans le monde de l’Ailleurs, et que ce fait n’est jamais remis fondamentalement en cause de tout le Cycle. Également, d’une manière générale, les femmes sont sous-représentées dans l’univers, dès lors que l’on sort des personnages de premier plan.
  • L’hyper-sexualisation des corps féminins : La plupart des descriptions des personnages féminins s’attardent sur leur beauté et l’effet qu’elle a sur leur entourage. Cela n’est pas toujours gratuit, comme avec Siam pour qui cela devient une facette de personnalité coûteuse/à double tranchant. Ou Ellana qui apprend à jouer de cette contrainte. Cependant, les personnages masculins n’auront jamais ce type de traitement.
  • Des héroïnes badass : Globalement, les héroïnes de Pierre Bottero auront beaucoup de caractéristiques attribuées d’ordinaire par la société à la masculinité dominante (la force, le courage, l’ascendant de parole dans les groupes etc.) ; un bon personnage féminin est masculin.
    Cela sera plus fin dans le troisième tome du Pacte des Marchombres, où les caractères attribués à la féminité dominante seront mieux valorisés (la finesse, la curiosité, la douceur, le relationnel notamment) et parfois jugés positivement chez des personnages masculins18. Pensons aussi au personnage de luna dans Isayama qui insère de la nuance.
  • Des solutions individuelles à des problèmes systémiques : Globalement, face au sexisme de la société, au harcèlement, Pierre Bottero n’imaginera que des solutions de développement personnel, individuelles. Ewilan n’a qu’à développer son Don pour se défendre, n’a qu’à apprendre auprès d’Ellana comment prendre sa place au sein d’un groupe masculin. Quant à Ellana, on va lui suggérer d’apprendre les arts martiaux pour se défendre des lourdauds… La classe sociale “homme” sera rarement remise en question, seulement la capacité d’Ellana à y faire face. Il n’y a pas de lutte globale ou d’éducation qui soit présentée sur le sujet (ni sur les autres d’ailleurs).
  • Culpabilisation individuelle : Tout le monde n’ayant pas la chance, l’éducation, l’héritage, la condition physique pour apprendre comme Ellana ou Ewilan, c’est une véritable négation de la difficulté genrée d’accéder à ces solutions libérales que l’on retrouve dans l’œuvre. Mettant de ce fait de nombreux personnages et lecteurs sur le carreau, comme Lahira, qui, en plus de son agression, se prendra une sur-violence de la part d’Ellana19. Il semble que ce soit alors à l’individu (voire la victime) de faire des efforts et pas à la société favorisant les comportements oppressifs, et si la victime n’en fait pas, ce serait de sa faute.
    (Il aura fallu un acte aussi grave qu’une tentative de viol pour qu’une position plus nuancée apparaisse et mette en cause l’homme en tant que tel. Si Ellana somme Lahira pour qu’elle se batte, Hurj, de son côté, menacera de peine de mort l’agresseur et ceux qui seraient tentés par la même voie.).
  • Enfin, le retour par la fenêtre du patriarcat : Pour une œuvre généralement dite féministe, Ewilan et Ellana se retrouvent dans l’archétype du couple hétérosexuel, et s’il y a quelques jeux avec les normes de genre, elles s’en retournent dans un schéma familial classique, avec l’arrivée d’un enfant. Une situation somme toute banale en littérature comme dans la société. La quête d’Ewilan jusqu’à L’Île du Destin n’est-elle finalement pas plus de reconstituer le foyer familial nucléaire traditionnel, plutôt que de sauver Gwendalavir ?20
Dessin Fan-Art parodique réalisé par al-jeit sur les thématiques du libéralisme
Dessin original d’@elliottjpg (elliottjpg.tumblr.com)

Pour reprendre Félix Béthune−−Pasek dans son mémoire Représentations des masculinités et renouveaux des imaginaires genrés dans le cycle de Gwendalavir de Pierre Bottero :

« Les femmes du cycle sont, de manière générale, des objets de désir et de fantasme masculins, que les hommes cherchent à réaliser par la violence dans l’espace public ou les abus dans l’intimité et la confiance. » p.­ 2321.

 Ainsi, le féminisme chez Pierre Bottero c’est beaucoup de volonté, un pro-féminisme affiché, mais une déconstruction souvent absente dans les actes et dans les détails qui, en réalité, constituent le cœur d’une société de domination sexiste.

Reflet du féminisme : l’antiracisme

Miroir de ce féminisme libéral, la perspective antiraciste véhiculée dans le cycle, notamment au travers du personnage de Salim, sans en ôter son caractère inédit et novateur, peut être lu à son tour sous un regard plus critique. Là encore, le travail pour démêler les perspectives réellement antiracistes des tropes / clichés libéraux, a déjà été fait, par Zoé Spartacus dans son article dédié à la question : Salim, un personnage inédit en littérature ado22.

Les liens interclasses

Parmi les mythes auxquels le libéralisme fait appel dans son discours à la population pour garantir une unité nationale, une cohésion sociale (entendre par là l’absence de révolte des opprimés), il y a un schème qui revient chez Pierre Bottero.

Complémentarité et pont entre les classes

Pierre Bottero cherche à faire des ponts entre les opposés : entre classes sociales, entre féminin et masculin, entre savants et poètes. Pour ce faire il nous présente à plusieurs reprises des paires de personnages aux profils sociaux très différents. Ainsi, dans le couple phare de la saga, Ewilan est issue de la noblesse, de bonne famille, là où Salim vient des cités. Et il ne s’agit pas seulement d’origine sociale ou géographique, puisque leur socialisation entière, liée à leur classe respective, influence leurs choix et personnalités. À la marge, il y a également Nawel et Alantha, le couple d’Edwin et Ellana, Estéblan et Plume (LAdVL) et peut-être, de manière plus pertinente, celui de Natan et Shaé. Enfin, impossible de manquer, même s’il sort du Cycle, Tour B2 Mon Amour, avec le couple de Tristan et Clélia qui nous semble essentiel pour explorer cette thématique.

On perçoit nettement au travers de ces couples un double espoir : celui de la compréhension mutuelle, de la complémentarité des opposés, et celui de l’espoir d’un pont interclasse, qui mèneraient à une pacification, une harmonie de la société. L’omniprésence du concept d’Harmonie chez Pierre Bottero en est un signe fort. Et ce pont serait l’Amour.

Ce mythe de la complémentarité prend racine, au-delà du fait que la différence nous enrichit, dans la croyance qu’en se comprenant mutuellement, en comprenant le parcours de l’autre, d’où qu’il/elle vienne, l’on puisse s’harmoniser avec il/elle et s’extraire de nos a priori et déterminismes de classe.
Ainsi, Tour B2 Mon amour prend place dans la poudrière des banlieues, où Tristan voit arriver dans son école une fille de bonne famille, à l’héritage culturel fort (symbolisé par sa passion de la lecture), qui va bousculer un peu son monde et qu’il va devoir apprendre à côtoyer. Tour B2 Mon Amour peut être lu comme un récit de violences interclasses : l’érudition de Clélia sur Tristan qu’il vit mal, et l’agression de ce dernier à caractère sexuel sur Clélia. À l’issue du livre, nous trouvons l’utopie d’une résolution heureuse, de l’avancement de chacun des deux protagonistes à comprendre l’autre malgré les violences réciproques : les rapports de dominations systémiques, renvoyés à la responsabilité individuelle de compréhension mutuelle, peuvent s’en retrouver invisibilisés.

Dans L’Autre, cela sera peut-être plus visible encore, puisque Shaé est à l’intersection de trois classes dominées : les femmes, les non-blanc-hes et les pauvres (désignée par les difficultés matérielles et une enfance dans les banlieues). Ainsi, les violences qu’elle vit seront les mêmes que Tristan et Clélia réunies ; traitée en pauvre et comme danger par la société. Au-delà des institutions (le lycée, la police, les familles d’accueil…), elle sera maltraitée principalement par la famille de Natan, qui d’ailleurs ne prend pas conscience (ou alors tardivement) de cette violence, et agressée par Onjü. En résulte une difficulté relationnelle majeure entre elle et Natan, qui peine à comprendre ce que traverse Shaé, voire rajoute de la violence par son insistance dans les échanges physiques. On assiste alors à une forme de Deus Ex Machina pour sauver la relation : l’Amour, symbolisé à la scène de mort d’Onjü, capable de passer les barrières de toutes les dominations.

Pont entre les différences, pont entre les Mondes

Cette idée de pont est omniprésente chez Pierre Bottero, qui en fait l’une de ses symboliques majeures de lien entre les opposés, les personnages, et les mondes. Que ce soit avec l’Arche qui relit Ewilan à Al-Jeit, le pont Scintillant des Âmes Croisées qui relit Nawel à la cité des Anciens, ou encore la jetée de la Maison dans l’Ailleurs, le Pont relie deux mondes, celui des personnages principaux à une forme d’altérité, à un monde de fantasy qui, finalement, leur appartient et leur correspond pleinement, plus que le précédent.

Illustration, concept-Art de l'Arche du Pollimage réalisé par Andarta Pictures dans ses recherches pour l'adaptation de la Quête d'Ewilan en série d'animation.

© Andarta Pictures, concept-art de l’Arche pour l’adaptation en série d’animation

Ascenseur social et transfuges de classe : une position plus mesurée

L’ascenseur social, autre mythe nécessaire du libéralisme à la paix sociale, repose sur un biais du survivant classique, où l’on promet l’égalité des chances à tous (comme quoi même le plus désavantagé socialement pourrait réussir selon les normes en vigueur), et où l’on justifie les privilèges de la classe dominante par la réussite de quelques personnes venant d’une classe dominée.
Il faut cependant concéder à Pierre Bottero que ce mythe est peu présent dans le Cycle de l’Ailleurs23, à part peut-être chez Ellana et Salim qui, grâce aux marchombres (et leurs couples ?), s’élèveront dans la hiérarchie sociale. Mais le statut social des marchombres est ambigu, complexe à interpréter, tantôt respectés pour leurs compétences et dominants, tantôt sources de crainte et rejetés. Les marchombres, comme les Armures d’ailleurs (LÂC), sont censés être justement extraits de ces rapports de classes et censés représenter une troisième voie : non d’élévation sociale, mais d’extraction des déterminismes de classe. D’ailleurs, pour Nawel, rejoindre les Armures sera une déchéance sociale et représentera une perte de multiples privilèges.

Les Âmes Croisées sera d’ailleurs à ce propos sans équivoque : il n’y a aucun transfuge de classe de Cendres à Perles : les castes sont bien présentées comme des classes aux rapports de dominations clairs.

Cette espèce de troisième voie incarnée par les Armures et les marchombres, qui n’est ni le mythe d’un ascenseur social ni une lutte des classes, est supposée représenter un avenir désirable hors des classes. Nous en reparlerons.

« Les marchombres arpentent une voie qui leur est propre. […] Elle ne t’apportera ni richesse ni consécration, elle t’offrira en revanche un trésor que les hommes ont oublié : ta liberté. »

E – p. 203

L’individualisme du Pacte des Marchombres

L’on va retrouver la base libérale évoquée plus haut particulièrement exacerbée et théorisée dans Le Pacte des Marchombres.

Pour introduire cette partie, on peut évoquer rapidement Isayama, dont le cheminement de Kwaï, en miroir d’Ellana, est très individualiste par l’idée d’un cheminement principalement intérieur. On pourrait aussi lire dans ce cheminement une forme de capitalisation individuelle de connaissances et de compétences pratiques. Une forme de “quand on veut, on peut”.

Confusion entre individualisme et individuation

Nous avons pu observer dans notre partie sur le féminisme libéral que, au travers des personnages, l’angle de vue dans le Cycle de l’Ailleurs, d’une manière générale, est plutôt centré sur les affects, l’intériorité, et tend à un effondrement de la réflexion sociale et politique au profit de la psychologie, renvoyant de ce fait à la sphère privée, à l’individu des problématiques collectives et structurelles.

Dans son article Ewilan, modèle ou miroir de l’adolescence ?24, Laurent Bazin cite Pierre Bottero (« La fantasy a une double relation avec notre réel : elle démontre que chaque individu existe en tant que tel, contrairement à notre réalité qui met souvent en avant la masse et la norme. D’où l’impact de ce genre sur des adolescents en train de se construire »1) et exprime à ce propos :

« Individu, le maître-mot est lâché, qui place Pierre Bottero dans la continuité des penseurs de l’individuation, autrement dit de la recherche par chaque personne de sa spécificité. De même qu’éduquer ne veut pas dire reproduire des clones à l’identique, de même grandir signifie trouver SA voie, celle qui correspond à notre personnalité et nous appartient en propre. »

Laurent Bazin, « Ewilan, modèle ou miroir de l’adolescence ? » in Sur les Traces d’Ewilan, dir. Tom Lévêque, Paris, Rageot, 2023, p. 51.24

On peut tout à fait reconnaître en Pierre Bottero cette volonté (et l’envie de la transmettre) de « se construire par détermination (ce que je décide) plutôt que par déterminisme (ce que je subis) »24 (ibid. p. 52). Cependant, et c’est le point qui selon nous manque à l’analyse de Laurent Bazin, l’opposition entre les luttes sociales et l’individuation est une opposition factice : ces luttes collectives sont justement censées permettre et faciliter l’individuation de chacun, la reconnaissance des identités, qu’elles soient considérées comme marginales ou non (femmes, LGBT+, couleur de peau etc.), et leur émancipation. Ainsi, la lutte contre la « masse et la norme », le dépassement des déterminismes, évoquée par Bottero aurait pu prendre d’autres formes que seulement des solutions individuelles (arts-martiaux, Dessin, etc), bien que ces pistes soient tout à fait intéressantes et à ne pas négliger dans le processus d’individuation.

Dans cette idée d’explorer cette réduction de l’individuation à l’individualisme, qui pour nous est schème définitoire du libéralisme (puisque mettant sous le tapis les luttes sociales), nous allons nous attarder plus en détails sur les idéologies, notamment de la Liberté, présentées dans Le Pacte des Marchombres, ainsi que les schémas qui sortent de cette réduction.

Une vision individuelle de la liberté

« Un marchombre a conscience des forces qui l’entourent et qui agissent sur son environnement. Tous les environnements. Toutes les forces. Il les perçoit, s’immerge en elles pour les renverser. »

EE – p. 289

Une manière de penser la liberté dans l’œuvre de Pierre Bottero est donc celle qui consiste à dépasser les contraintes et, dans les deux premiers tomes du Pacte des Marchombres, les manières pour y arriver ne seront jamais frontales ni collectives. Ce sera toujours à l’individu de développer ses compétences pour obtenir une autonomie en tout domaine et arriver à prendre une place dans le monde, voire à simplement survivre pour ce qui concerne les enfants d’Al-Far. La liberté est toujours vue comme une perception individuelle, et rarement à l’échelle de populations entières.

« La liberté n’induit pas l’égoïsme et il n’y a pas d’homme plus libre que celui qui agit parce qu’il pense ses actes justes. La situation de Gwendalavir m’importe. Je veux savoir ce qui se trame et qui le trame. Je veux être en mesure d’intervenir si je le juge nécessaire. »

EE – p. 67 [Jilano à Ellana à propos de son interventionnisme politique].

Bien qu’il s’agisse d’un nouvel individualisme, qui fait rentrer dans son schéma de pensée la possibilité d’agir pour autrui au nom d’une justesse globale, encore une fois la liberté est vue sous le prisme de l’action individuelle. On pourrait même en déduire que la liberté est une simple compétence apprenable auprès de n’importe quel maître marchombre, et ce dans le déni du contexte sociétal. Une critique classique du libéralisme dirait que non, tous les outils présentés dans Le Pacte, pour autant nécessaires ou aidant à la liberté qu’ils puissent l’être, ne suffisent pas : la société doit également offrir des conditions matérielles à cette liberté.
Autrement dit, si le marchombre peut apprendre les arts martiaux pour se défendre, n’importe quel individu, marchombre ou non, sera plus libre dans une société où savoir se défendre sera inutile parce qu’il n’y aura plus d’agressions. Pour les marchombres, il n’y a aucun facteur extérieur auquel on ne peut absolument rien (ce qui est peut-être vrai, mais cette vision manque de nuances, notamment d’une jauge de possibles, et de l’acceptation que, parfois, la marge d’action à l’échelle de l’individu est faible…).

La rivière

Une autre manière encore de le dire est de parler de la métaphore de la rivière. Bottero propose lors de l’épreuve de la rivière que celle-ci symbolise les forces et courants de la société, le marchombre va jouer avec et apprendre à s’y adapter. C’est comme si, face au tsunami qu’est le réchauffement climatique, on réfléchissait seulement à s’y adapter, sans jamais chercher à s’attaquer à ses causes. C’est également un déni du fait que le lit et la force de la rivière s’agrandissent, et donc la difficulté de s’y adapter également.

Cette position sera remise en question dans le tome 3, lorsque la Guilde décidera de s’attaquer collectivement une bonne fois pour toutes à au moins une cause principale des troubles, à savoir la cité des mercenaires du Chaos.

Le Pacte libéral des marchombres

Une autre base libérale est celle apportée par le Pacte, dont sa définition (« L’engagement à n’utiliser ses pouvoirs que pour progresser sur la voie et en aucun cas pour dominer les autres. Le conseil est là pour rappeler la règle. […] Le Pacte est la lumière qui éclaire la voie des marchombres. » E – p. 247), extrêmement minimale, rappelle très précisément l’une des clauses de la DDHC de 1789 :

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. »

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

Cette définition de la liberté est très limitée aux “droits” individuels plus qu’à leurs possibilités concrètes. Bien que Pierre ne semble pas (trop) tomber dans le piège (il est admis que l’une des principales critiques du libéralisme est que sa théorie garantit une égalité formelle en droit et non une égalité dans la capacité réelle à exercer ces droits), il est quand même pris dans ce prisme qui considère la liberté par la possibilité individuelle et la non-prise de conscience d’oppressions systémiques. Dans cette idée de Pacte comme dans le libéralisme d’après la Révolution, l’État/la Guilde jouent ce rôle de régulateur des libertés.

Comme dans La Quête et Les Mondes, ce sont les dérives de la Guilde qui seront critiquées (dans un long développement autour du nouveau conseil de Riburn Alqin dans L’Envol) et non son existence même, sa mission, qui en est pourtant la cause. Et nous revoilà dans le tome 3 avec une nouvelle guilde menée par Sayanel sans changement majeur profond dans sa structure et sa mission.

Contrepied dans La Prophétie

Cette vision sera contrebalancée dans le tome 3 du Pacte des Marchombres, où la lutte contre l’oppression changera de forme. Les marchombres, au départ sous les ordres de Salim, établiront grâce à son choix de révéler sa greffe un combat constitué de plus que la simple somme des individus, par une action coordonnée collective.

Laurent Bazin, dans son article, relève également que l’Amitié, et plus généralement L’Amour, jouent un rôle important dans l’individuation / l’émancipation des individus dans La Quête d’Ewilan : « Force, cohésion, harmonie, partage, échange, les mots abondent dans Ewilan pour dire l’importance de l’amitié revendiquée comme passage obligé pour tout individu dans la quête de soi-même. »24 (ibid p. 52).
Dans La Prophétie (tome de dénouement du Pacte des Marchombres, et d’une certaine manière, du Cycle de Gwendalavir, pour prendre un découpage excluant donc L’Autre, le CdT et LÂC), c‘est plus encore l’histoire des peuples qui se joue. L’histoire des Thüls, des Frontaliers et plus généralement des habitants de Gwendalavir, enfin unifiés malgré leurs différences. Unifiés certes face à une menace (selon les alaviriens25) autoritaire voire fasciste, mais unifiés également grâce au passé d’Ellana, et au travail de ses compagnons à la création de nouveaux liens.
Le lien, d’une manière globale, est un processus bien collectif plus qu’individualiste et est très mis en avant dans La Prophétie.

Il existe par ailleurs dans l’ensemble du Pacte des contrepieds épisodiques aux  schèmes libéraux qui ne se restreignent pas au troisième tome. Par exemple, un pied de nez à la propriété privée avec les orphelins d’Al-Far, où Ellana déclare « Quand on n’a rien à manger, voler un pain à celui qui en possède deux est une attitude logique ». Même si c’est plus l’accumulation (le capitalisme) que la propriété qui est remise en question, cela reste une attaque contre la propriété privée qui ne peut tolérer le vol. Un concept, qui pour rappel est une des bases du libéralisme puisque garantissant selon sa théorie une “égalité” des droits, la sécurité de jouir de ses possessions acquises.

 


 


Virage anti-libéral, vers une contre-culture ?

Que ce soit chez les marchombres ou les Armures, on peut noter un ensemble de pratiques et de savoirs qui cherchent à sortir des schèmes libéraux, voire à s’y opposer.

Virage avec Les Âmes Croisées : Une rupture radicale

Les Âmes Croisées constitue un véritable virage dans la vision libérale de Pierre Bottero. Tout d’abord, la société d’AnkNor est maintenant explicitement constituée d’un rapport de lutte des classes entre les Perles et les Cendres, à l’opposé de la prétendue égalité du libéralisme. Les Cendres sont considérés par plusieurs personnages (en premier lieu par Ol Hil’ Junil, le fou du roi) comme peuple entier, dont les individus ne sont pas passifs dans leur rapport à leur domination, prêts à la révolte.

Les Armures, version améliorée des marchombres, sont beaucoup moins individualistes que ces derniers de par leur mission et leur philosophie. Ils mettent en place, entre eux, des solutions collectives de vie.

Ergaïl a de son côté un objectif de lutte globale contre le système : « Des Perles exploiteurs et une multitude de Cendres exploités, droits, richesses et plaisir pour les uns, devoirs, pauvreté et travail pour les autres. Je monterai bientôt sur le trône et il m’appartiendra de changer cela. » (p. 392). Il se retrouve traître à ses intérêts de classe en un sens, puisqu’il était censé diriger le royaume dans un statu quo, et qu’il compte à l’inverse œuvrer à sa mutation. (À nuancer avec le fait qu’il ne sera pas totalement traître à sa classe en ne rechignant pas à être roi !)

Niveau féminisme, Nawel refuse catégoriquement le schéma familial et l’héritage qu’on lui propose. Malgré ses privilèges et son image positive d’elle-même, elle décide également de rompre avec la société de l’apparence et sa classe sociale le jour où elle décide de se couper les cheveux au Donjo. Il n’y aura dans son avenir « pas de place pour un garçon », pour un amoureux, ou encore des enfants.

Vers une contre-culture

Les marchombres

Au détour des marchombres, avant même Les Âmes Croisées, on découvre une véritable culture “underground”26, qui s’inscrit dans la lignée de l’Imaginaire des guildes des voleurs (emprunté aux JDR, à la fantasy, etc.). Les marchombres présentent leurs spécificités, et s’éloignent de cet héritage sur de nombreux aspects, mais ne proposent pas moins une culture riche, qu’on peut qualifier de contre-culture, dans la mesure où les pratiques de cette culture relèvent de la réappropriation du monde pour ses utilisateurs, et même parfois entrent dans la subversion face aux contraintes de l’Empire.

Ainsi, l’art du déplacement des marchombres, entre escalade, parkour et crochetage, témoigne d’une véritable culture de réappropriation de l’espace, non seulement de l’espace public, mais aussi de l’espace privé. Le marchombre, dans l’idéal, peut aller partout. Et il ne s’agit pas que du pouvoir, de la capacité à le faire, puisqu’à de nombreux moments les marchombres usent de ces capacités pour leurs missions, mais aussi pour progresser sur leur voie, ou simplement profiter du monde et des possibilités qui s’offrent alors à eux.

« – Dis, Ellana, puisque je suis un apprenti marchombre, je peux moi aussi écrire un mot aux types du conseil, non ?

[…]

“Crocs brillants

Reflet de lune exubérant

Noir retour. »

L’Œil d’Otolep – p. 108

Également, autre élément fondamental de cette contre-culture, la poésie marchombre27, qui se réapproprie un mode d’expression : à la fois emprunt au graphe et aux haïkus. C’est une réappropriation de l’écriture (réservée habituellement à l’usage quotidien) mais aussi des espaces qu’elle utilise : murs et tours militaires, tables de tavernes, arbres, partout où le marchombre passe. Autant que la sémantique, c’est l’écrit, au sens des mots posés matériellement dans l’espace, qui est important, puisque c’est une poésie qui est faite pour être écrite et non dite. Ce simple fait de se réapproprier des espaces non désignés pour une telle utilisation inscrit la pratique dans une forme de subversion. Ainsi, le contexte matériel et géographique, comme le graffiti, à son importance ; Salim et Ellana nous le démontrent en posant leurs poésies sur les murs, en plein cœur des salles du conseil de la Guilde marchombre. L’impact n’est pas le même en fonction du lieu et du support, et plus encore, est en lien avec le contenu sémantique.

« Marchombre ! Que ce mot les fait rêver ! Ils cèlent soigneusement ce rêve sous un voile de méfiance, de crainte ou de blâme, mais l’évidence est là : ils nous envient ! Ils essaient de nous réduire au rang de voleurs ou d’acrobates, ils écrivent sur nous, hasardent mille explications alors que la vérité se résume en un seul mot : liberté. Nous sommes libres et cela nous place hors leur loi !
Ellundril Chariakin, chevaucheuse de brume. »

Les Frontières de Glace, p. 165

Enfin, les marchombres se posent comme une certaine subversion des mœurs. Par exemple sur la question du genre, puisque les marchombres comptent un certain nombre de femmes dans leur rang, et que les pratiques des marchombres ne semblent pas différer selon le genre. Pour Émilie Boulé-Roy, la nature marchombre que décrit Pierre Bottero « semble tendre vers une certaine homogénéisation du féminin et du masculin »18.

Les Ombres, et autres avatars des marchombres.

Rapidement, on peut évoquer Les Aigles de Vishan Lour, avec l’ancêtre des marchombres28, les Ombres, qui proposent également des pratiques relevant de la subversion et de la culture de survie. Plume, comme la plupart des Ombres est une enfant des rues, une voleuse qui vit de ses larcins pour survivre. On retrouvera un peu cet imaginaire avec les enfants d’Al-Far. Outre le vol, présenté comme un moyen de survie et non comme une pratique moralement condamnable, les Ombres développent également d’autres compétences qui seront communes avec les marchombres et les Armures (crochetage, souplesse, acrobaties, discrétion, etc…).

D’autres avatars des marchombres jalonnent Le Cycle de l’Ailleurs, comme les Jors et les Astariotes de la ville d’Envaï. Cette multiplicité laisse penser que les marchombres ne sont pas qu’un hapax de l’Ailleurs, mais qu’ils sont bien les représentants d’une culture et philosophie underground plus vaste, partagée plus largement dans le monde.

Les Armures

«  Je suis un Armure, lui avait-il répondu. Seuls mes actes comptent. »

Le choix de Nawel lors de la cérémonie des vœux des Aspirants : son « Je l’ignore » accepté par les Armures la place, elle et la Caste, immédiatement en marginale du point de vue Perle. Peut-être est-elle cependant moins “underground” que les marchombres, dans le sens où les Armures sont une Caste à part entière de Jurilan, et donc exposées, dans une certaine mesure (peu d’habitants ont vu le Donjo), à la lumière, là où les marchombres ont un certain culte de la discrétion. La culture des Armures n’en reste pas moins force de propositions en termes d’outils de réappropriation de soi et du monde.

Les arts-martiaux

Parmi ces outils que proposent les Armures, la place des arts-martiaux est centrale : dans la pleine continuité des marchombres, les compétences de combat offrent non seulement une indépendance et une sécurité dans le monde médiéval-fantastique de Jurilan, mais également une réappropriation du corps bien plus large que le combat : Pierre Bottero insiste souvent sur le bien-être de ses personnages lorsqu’ils ont la connaissance, la maîtrise d’eux-mêmes au travers de leur corps et leurs mouvements.
Un outil qui place en conséquence en porte-à-faux l’éducation des nobles au combat, au travers de l’instructeur don Zeyo, inefficace en combat réel, qui n’impressionne qu’à la cour des Robes.

Culture autogestionnaire

«– Il n’y a que des Armures ici.
Nawel marqua un temps de surprise.
– Pas de Cendres ?
– Des Cendres ? Pour quoi faire ?
Elle hésita une seconde, se demandant s’il se moquait d’elle, puis haussa les épaules.
– Pour faire ce que font les Cendres. Nettoyer les chambres, préparer les repas, assurer la surveillance, entretenir les jardins…
Lyiam sourit.
– Nous nous occupons de tout cela nous-mêmes sans l’aide de quiconque.
– Des repas aussi ?
Elle n’avait pu retenir un cri étonné. Le sourire de Lyiam s’élargit.
– Des repas aussi.
»

Pierre Bottero, Les Âmes Croisées, p. 194

Autre élément constitutif des Armures : l’autogestion. Le Donjo n’a ni chef ni responsable (« Anthor n’est ni le chef des Armures ni le responsable du Donjo. Il n’y a ni chef ni responsable ici. » LÂC – p. 260). L’ensemble des habitants du Donjo gèrent l’ensemble des tâches nécessaires à la vie courante. C’est un mode de fonctionnement collectif à l’opposé de la ville jurilane, basée sur l’exploitation des Cendres, et sur la spécialisation des compétences29. Les Armures, par ce mode de vie indépendant, restent dans une large mesure dans un certain rapport de force avec le Roi, qui ne peut les considérer comme simple corps d’armée, en plus bien sûr de ne pas faire reposer leur mode de vie sur l’exploitation d’autrui.

Culture LGBT+

Autre virage majeur par rapport aux trilogies précédentes, une présence LGBT+. Bien qu’elle reste à la marge dans l’œuvre, et relativement peu explicite, le changement est notable. La vieille Armure, Louha, proposera ainsi un modèle de sexualité libre et indépendant de toute figure masculine. Jehan, de son côté, assignée femme, possède un physique bodybuildé androgyne de 120kg qui trouble Nawel dans ses catégorisations genrées. Des personnages pour lesquels on peut aujourd’hui oser le mot “queer” ?

Culture et politique dans les LÂC

On peut également noter à propos de cette contre-culture présente dans Les Âmes Croisées que le rôle du sage, qui offre un éclairage politique saillant à Nawel au début, est tenu précisément par un être de culture, dont le rôle est de faire rire la cour jurilane : le fou du roi Ol Hil’ Junil. Ce n’est pas anodin que ce soit, plus que les Armures, un personnage lié à la création artistique qui délivre un message politique.

« Les Cendres sont multitude, expliqua le fou du roi […]. Pareils à ces grains impalpables qui s’accumulent dans les foyers de nos cheminées, ils se dispersent au moindre souffle, se balaient sans difficulté et n’ont aucune consistance, aucune véritable réalité. Pourtant… […] Lorsque l’on arrose la cendre, elle devient aussi dure que la pierre. L’inconscient qui ignore cela court le risque de voir son foyer se fendre. […]
Une perle est un miracle de la nature. Belle, fine, unique, elle repose dans son écrin, provoquant les regards émerveillés de ceux qui la contemplent. Pourtant… […] Au cœur de chaque perle, il y a une impureté, un grain de sable, une souillure. La nacre, si admirable, n’est que le moyen utilisé par le coquillage pour se protéger de cette souillure. »

Pierre Bottero, Les Âmes Croisées – p. 26-27

Plus subtil encore – on sent le message cryptique –, Nawel est dérangée dans ses privilèges de classe, sans pouvoir mettre les mots dessus : « Sans qu’elle sache vraiment pourquoi, les paroles d’Ol Hil’ Junil lui déplaisaient. ». La métaphore paraît être, aux yeux de Nawel, une lubie du personnage à parler ainsi… mais plus prosaïquement, le lecteur critique peut interpréter que le fou du roi ne puisse délivrer un message trop explicite à la classe des oppresseurs, sous peine de subir le même sort qu’une grande part de la contre-culture jugée trop subversive : la censure et la répression. Dans cette situation, la position de l’Artiste est utile en sa qualité de créateur fin : comme un Flaubert qui camoufle dans son œuvre ses atteintes – pourtant loin d’êtres aussi radicales – aux bonnes mœurs30, Ol Hil’ Junil utilise l’art comme message, tout en se protégeant.

Un virage manqué ?

Une formulation plus juste serait plutôt que le virage est incomplet. En effet, certains éléments restent encore, dans LÂC, dans la lignée libérale.

Héros, hérédité, destinée, encore

Si Nawel refuse l’héritage de ses parents, c’est pour au final mieux plonger dans une destinée, elle aussi, toute tracée pour elle chez les Armures. Il y a toujours cette idée qu’elle « soi[t] destinée à porter l’armure » (LÂC – p. 280), comme rappelle Anthor Pher quelques semaines après son arrivée au Donjo. Ou encore la notion d’élue qui apparaît lorsque Venia (son armure) lui annonce une « synergie 100% », qui lui assure la légende. Sans explication constructiviste (une raison liée à l’éducation par exemple ?), de fait de la technologie des Bâtisseurs, on opterait a priori sur une explication liée à son patrimoine génétique, à sa morphologie physique, (ou encore, au pire, sur une raison divine ou spirituelle), ce qui nous replongerait dans les clichés du héros et d’hérédités avec lesquels pourtant Pierre Bottero avait joué dans Les Mondes d’Ewilan.

Un point également dommageable à ce que les Armures véhiculent un espoir en dehors des classes : a priori, seules les Perles peuvent rejoindre la caste, lors de la cérémonie des vœux.

Arlyn le charpentier : l’héritage chrétien

Au détour d’une péripétie des Âmes Croisées, comme nous l’a soulevé dans une discussion Félix Béthune−−Pasek à qui nous devons l’interprétation qui suit, on rencontre l’imaginaire catholique, peut-être là où on s’y attendrait le moins.
Arlyn, dont Nawel est responsable de la mort de sa femme et leur enfant, se retrouve après cet épisode à l’armée, en charpentier très serviable. Sans la reconnaître, il livre son histoire à Nawel, qui lui propose alors de se venger. Arlyn refuse31 et n’éprouve plus alors pour elle qu’indifférence (« Il lui jeta un regard qui l’ébranla plus que s’il l’avait prise par les épaules et jetée à terre. Ni haine, ni pitié. Ni mépris ni colère. Indifférence. » LÂC – p. 298). Arlyn se tourne alors vers l’avenir : « Le passé sert à construire l’avenir mais il est immuable. Me venger ne rendra pas la vie à celle que j’aime, me venger est aussi vain que vouloir remonter le temps. […] Accepter ce qu’a été ma vie et décider de ce qu’elle sera. C’est en me permettant de comprendre cela que tu m’as libéré. » LÂC – p. 298.

Difficile de ne pas interpréter une réécriture de l’histoire de Jésus (également charpentier), qui pardonne à ceux qui lui ont causé du tort, à lui et à son peuple. Dans les divergences avec la Bible, on peut tout de même noter que la notion de pardon ou de charité n’apparaît pas explicitement chez le charpentier de Pierre Bottero, bien qu’elle apparaisse dans L’Autre32.

Une fois le parallèle et ses divergences établis, il est temps de noter que rien dans l’attitude d’Arlyn, malgré l’absence de pardon, ne permet de mettre en cause les Perles et leur domination toujours tangible. Il est entendable que la vengeance personnelle, une condamnation, ou simplement la lutte contre Nawel, représentante d’une classe dominante, n’est pas forcément la solution du point de vue des dominés. Cependant, qu’Arlyn ne demande pas à Nawel de lutter contre sa classe ou ses privilèges, qu’il s’en aille sans chercher à éviter que se reproduisent de tels drames dans l’avenir laisse transparaître une idéologie complaisante avec les systèmes de domination.33

La notion d’Âme, pente glissante vers l’essentialisme

L’Âme, essentialisme vs constructivisme
Pour poétique qu’elle soit, la notion d’âme vient d’un concept spiritualiste et non matérialiste ; c’est à dire d’une croyance qu’il existerait des volontés non matérielles : l’âme aurait ainsi une existence indépendante du corps. Hors, si quelque chose de cet ordre existait hors du corps, probablement que son intérêt relèverait du fait qu’elle ne puisse être influencée par l’environnement : un individu serait alors, au moins en partie, par essence, quelque chose (bon, mauvais, Cendre, Perle, etc.), de manière immuable.
C’est un processus de “naturalisation” de l’identité, pour en contester le caractère pourtant socialement construit.

« Chez les marchombres, maître et élève sont liés. Pour l’éternité. Aujourd’hui, nous nous séparons mais une partie de nos âmes reste mêlée. Un jour, alors que tu chevaucheras les vents les plus purs, mes cendres seront répandues, peut-être au sommet de cette montagne. Mais même la mort ne nous séparera pas. Je continuerai à marcher sur la voie à tes côtés. Je ne t’oublierai jamais. »

EP – p. 47

Le concept d’âme est omniprésent chez Pierre Bottero, cité pas moins de 83 fois34 dans l’ensemble du Pacte des Marchombres, et 20 fois dans Les Âmes Croisées.
Une partie importante des occurrences représentent des synonymes pour les mots “personne / esprit / volonté”…, cependant régulièrement le mot âme désigne un concept relevant de la spiritualité, où l’âme relève bien d’une existence propre en dehors du corps : une entité capable de résister à la mort, et se connecter à des âmes croisées. Ainsi, Jilano réapparaît au moment crucial de La Prophétie pour aider Ellana, Isaya ouvre les portes à Ellana de la Sérenissime (selon Andorel), et Nawel et Alantha, connectées par la pensée jusque dans leurs rêves, voient leurs rôles à la Porte des Anciens inversés. Également, dans le Pacte, le terme est utilisé très régulièrement pour désigner l’âme marchombre, dans le sens de l’essence profonde du marchombre.

« Un arc possède-t-il une âme ?
Drôle de question et réponse pourtant évidente. Oui, bien sûr. »

LÂC – p. 274

Il est difficile de savoir ce que Pierre Bottero entendait par ce terme d’Âme (il pourrait très bien s’être éloigné de sa conception historique), la philosophie marchombre entrant en contradiction avec cette vision de l’Âme à plusieurs moments : « L’esprit d’un marchombre ne fait qu’un avec son corps.35 Il est donc faux d’affirmer que le marchombre possède de bons réflexes, voire d’excellents réflexes. Le marchombre est réflexe. » (EP – p. 537).

On peut en revanche noter que le concept passe au premier plan dans LÂC, devant les considérations politiques : Nawel va tracer sa route, se chercher, et chercher son âme croisée (Alantha) et cette voie ne passe pas par la lutte contre les Perles ou la réforme du système Jurilan, malgré la conscience désormais aiguë que Nawel développe à propos des injustices de Jurilan. La spiritualité, le bien-être individuel passent alors au-dessus de la politique.

Le peuple essentialisé ?

Enfin, le peuple a dans Le Cycle de l’Ailleurs encore un statut ambigu. Très essentialiste dans l’Autre, et à l’inverse d’Ellana T3 : La Prophétie, où le peuple révèle comme nous l’avons vu plus tôt, des cultures (celle des Thüls ou des Frontaliers par exemple) ; il n’est pas passif dans les dominations qu’il subit et tente de les renverser. En revanche, s’il n’est pas passif dans Les Âmes Croisées selon Ol Hil’ Junil, on peut noter que la contre-culture est réservée aux Armures. La culture Cendre n’est jamais détaillée. Comme si les exploités, par essence, ne pouvaient avoir de culture. Un silence de l’auteur intrigant, et à remettre en perspective avec le fait que la saga est inachevée, et que, tel le Désert des Murmures36, le silence aurait pu être brisé par la suite.

Castes versus classes sociales, une nuance plus complexe

Les classes sociales
La notion de classe sociale, née au XIXe siècle, est popularisée notamment par Karl Marx, afin de montrer les fractures de population dans la société, et donc ses inégalités et luttes internes. Il distingue principalement deux classes : le prolétariat (grossièrement, les travailleurs, qui ne tirent aucun profit des moyens de production), exploité par la bourgeoisie (les riches, possesseurs et profiteurs passifs des moyens de production), auxquelles s’ajoutera dès le début du XXe l’émergence d’une « classe moyenne ».

Dans sa vision des castes, Pierre Bottero distingue de manière analogue à Marx deux méta-classes : les Cendres et les Perles, clairement matérialisées dans les institutions Jurilan, mais il ne va pas plus loin dans ses distinctions, notamment des Cendres. Marx, au-delà de ses méta-classes de prolétariat et bourgeoisie, distingue bien 7 classes sociales37, qui se chevauchent et dont les rapports sont plus complexes qu’une simple exploitation de l’une sur l’autre. Les penseurs ultérieurs, sans se restreindre aux catégorisations de Marx, appuieront cette vision en ajoutant que les individus rentrent souvent dans plusieurs classes, parfois très contradictoires, comme ceux catégorisés par la société à la fois “femmes” et “blanches” par exemple : des personnes subissant des oppressions systémiques, mais qui dans un même temps profitent de d’autres privilèges, également systémiques.
Le système de castes Perles-Cendres de Pierre Bottero ne permet pas cette complexité, bien qu’elle soit un peu abordée, à la marge avec Philla Caritian et le sujet des mariages arrangés. Sinon, Armures mises à part, la quasi-totalité des personnages peuvent être rangés dans ces classes d’oppresseurs ou d’opprimés, sans grandes nuances. Un discours qui, sans les personnages sortant de ces schémas, pourrait être considéré comme contre-productif, puisque pouvant conduire à la responsabilisation, voire à l’essentialisation des individus dans ces classes, et non précisément à pointer les systèmes d’interactions oppressifs.

Contre-cultures récupérées…

Comme nombre de contre-cultures38, le potentiel réellement subversif, de lutte collective, est réapproprié par la pensée libérale pour le rendre inoffensif.
Il faut acter que ni les marchombres, ni les Armures ne tenteront (et encore moins réussiront) à mettre à bas les dominations de manière globale, à ce stade final (mais inachevé) du Cycle. Dans les deux combats finaux que l’on connaît, ils maintiennent tout au plus un statu quo, l’Empire et les castes de Jurilan restent inchangés. Ainsi des pratiques comme l’autogestion chez les Armures, le parkour chez les marchombres, ou les arts-martiaux, censés être des outils d’émancipation, certes individuels, mais surtout d’émancipation de groupes sociaux entiers en tant que classes, voire outils de lutte des classes, sont relégués (à l’exception de leur utilité dans la lutte anti-fasciste) à une Culture au sens libéral du terme : un produit pour l’érudition personnelle, la compétence individuelle, et l’appartenance communautaire. Ce qui, au final, formera un héritage social générateur d’inégalités supplémentaires avec les groupes ne possédant pas ces cultures.
Et ce jusqu’à donna Scirilla, fausse transfuge de classe, qui abandonne la caste Robe Mage pour faire la cuisine… à l’élite jurilane dans son restaurant le plus chic.

… et pourtant…

Le Cycle de l’Ailleurs porte en lui tous les germes de la sortie du libéralisme : un désir et une valeur de liberté trop forts pour être compatibles avec la pauvreté de l’imaginaire libéral, pour qui la liberté passe par le pouvoir et l’achat. Le fake que représente ce concept dans le monde libéral est précisément pointé par Pierre Bottero lorsqu’il dénonce l’extrême-droite, le mercantilisme, la société de l’apparence et de consommation. Alors il cherche de nouvelles voies, au travers des Armures et des marchombres (et ses variantes : Jors, Astariotes, Ombres…), pour retrouver du sens, à la fois au mot Liberté, mais aussi, plus simplement, à la vie.
C’est, il nous semble, une indiscutable et belle avancée dans la littérature française jeunesse, puisque de telles propositions d’empowerment39 concernent souvent, même de manière postérieure à Pierre Bottero, seulement des trajectoires individuelles ou révolutionnaires, et non des propositions de vie collective désirables40.

Que ces tentatives soient récupérées dans l’œuvre par l’imaginaire libéral, volontairement pour y inclure un regard critique, ou involontairement par manque de culture politique de l’auteur (il est difficile de trancher, peut-être les deux), ne changent rien au fait que ces tentatives existent et possèdent une vraie force qui mène précisément à la critique des éléments qui ont mené à leur récupération.

 


« Rien de ce qui a été dessiné ne peut être gommé, murmura-t-elle. Rien de ce qui a été effacé, rien de ce qui a été fait, ne peut être oublié. Ou pardonné. »

Pierre Bottero, Les Âmes Croisées – p. 263 (GF)


Conclusion

Ainsi, en regardant par trilogies ou phases du cycle les schèmes libéraux, on peut observer une nette évolution de ce rapport au libéralisme chez Pierre Bottero, corrélée à une politisation progressive de ses parutions. Nous n’aurons pas de réponse définitive mais nous pouvons arguer que, si une suite au Cycle avait eu lieu, cette tendance se serait probablement poursuivie.

Pierre Bottero n’était pas un écrivain figé ; tous ses romans, au sein même du Cycle, parfois au sein même d’une trilogie, ne sont pas à mettre au même plan ni ne se ressemblent sur le propos. Son œuvre n’est pas monolithique et la classer sans plus de cérémonie dans la case des écrivains libéraux complaisants du système de domination des peuples est, bien que clairement non dénuée de fondements, une critique rapide. Son implication dans l’Imaginaire des contre-cultures est même un outil précieux qui mène, malgré ses failles, à une sortie de l’impasse libérale.

Sa mort a été un véritable coup d’arrêt dans une écriture qui sans cesse tentait de proposer de nouvelles réflexions dans son rapport au monde.


ANNEXES

Notes

(Les notes dans les notes n’en sont pas vraiment, elles renvoient simplement aux sources bibliographiques et sitographiques correspondantes)

2 – « À moins que les philosophes n’arrivent à régner dans les cités, ou à moins que ceux qui à présent sont appelés rois et dynastes ne philosophent de manière authentique et satisfaisante et que viennent à coïncider l’un avec l’autre pouvoir politique et philosophie […], il n’y aura pas de terme aux maux des cités ni à ceux du genre humain. », Platon, La République, Livre V, Athènes, [s. d. précise, IVe av. J.-C].
Le philosophe, intéressé chez Platon d’abord par la connaissance (le philosophe « possédé du désir de sagesse […] aime le spectacle de la vérité »), et non le pouvoir, se retrouve à gouverner, d’une certaine manière, malgré lui, pour l’intérêt général. Un point qu’on pourrait rapprocher de l’Empereur Sil’ Afian de Pierre Bottero, qui est une figure d’empereur plutôt positive, ou éloignée en tout cas de la figure du tyran. ↩

5 – On peut observer une exception notable à ce schéma :
« Maître Vorgan était le professeur chargé de leur enseigner les finesses du pas sur le côté. […] Un de ses grands regrets était que la nature du pas sur le côté imposât au dessinateur qui l’effectuait une connaissance préalable de l’endroit où il allait. Toute sa vie, il avait tenté de briser cette barrière […]. Ce désir de dépasser les limites de l’Art avait disparu quelques mois plus tôt lorsque maître Vorgan avait appris que Mathieu Gil’ Sayan se déplaçait sans difficulté vers des lieux inconnus. » (L’Œil D’Otolep, p. 86). 
L’exemple peut être nuancé, dans la mesure où Maître Vorgan abandonne son ambition le jour où il rencontre Akiro, qui possède cette capacité de manière innée, et non issue d’un apprentissage technique. Au-delà de la nuance, cet exemple reste marginal : d’une manière générale, les membres de l’Académie se reposent sur les acquis de précédents dessinateurs, ne se lançant plus dans des projets d’envergure comme ont pu l’être par opposition la construction d’Al-Jeit et de l’Arche. ↩

6Descartes, dans le Discours de la méthode (1636)6.1 : « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». ↩

7 – La première critique du libéralisme est vraiment sociale, centrée autour des inégalités économiques très profondes liées à l’industrialisation du XIXe siècle. Les critiques sur les questions féministes, anti-racistes arriveront plutôt dans la seconde moitié du XXe siècle.

Un schéma pour mieux cerner les critiques actuelles faites au concept d’égalité du libéralisme :

↩

8 – Signe de l’appétence de la science-fiction pour le matérialisme autant que du flou des frontières entre les genres, FullMetal Alchemist, comme À la Croisée des Mondes, se classe également comme uchronie steampunk. ↩

9 – Retournements de clichés à base de poêle, de maître analyste, et d’une bonne dose de Bjorn, entre autres. ↩

11 – Une autre partie de la fantasy (au XIXe avec William Morris par exemple) s’est pourtant tournée vers les idées socialistes, communistes ou libertaires, mais Pierre Bottero ne semble pas – à ma connaissance, nous n’avons pas lu les très nombreux auteurs qu’il cite – citer d’écrivains de cette branche dans la période d’après-guerre. Hormis deux exceptions notables : Ursula K. Le Guin et M. Moorcock.

Sur la première, Le Guin, nous lisons une SF qui est particulièrement engagée du côté anarchiste, mais nous avons trouvé, à titre plutôt personnel, que Les Contes de Terremer (son œuvre de fantasy phare), était plutôt libérale, humaniste et parfois essentialiste, avec le pouvoir des vrais noms sur les choses qui ne peuvent changer (langage qui sera par ailleurs repris par Christopher Paolini en 2003 dans Eragon). Sur le second, Michael Moorcock, l’auteur China Miéville le présente également comme un anarchiste de gauche11.1, mais à notre connaissance (nous n’en sommes pas spécialistes), son principal cycle fantasy, Elric, ne porte également pas cet engagement, est dépolitisé, et reste également plutôt dans la veine libérale d’une lutte manichéenne du bien contre le mal. Le Moorcock engagé décrit par Miéville correspondrait plutôt aux œuvres postérieures à Elric. Pierre s’étant inspiré précisément de ces deux œuvres, (il l’a indiqué spécifiquement, pour Elric dans son autobiographie sur ewilan.com11.2 et cite Terremer dans ses textes inédits pour l’ancien site de Rageot, livre-attitude.fr11.3) nous prenons le risque de considérer ces influences comme libérales.
Plus récemment, Pierre Bottero citait des auteurs situés à gauche comme Ayerdhal (Chroniques d’un rêve enclavé, Mitales), Nathalie Le Gendre (Mosa Wosa), Carina Rozenfeld (Les Clefs de Babel), ou même Erik l’Homme, mais leurs parutions étant contemporaines de celles de Pierre Bottero, nous les avons écartées, car nous doutons qu’elles se soient érigées en inspirations du Cycle de l’Ailleurs, Pierre Bottero lui-même les présentant en interview1 comme des amis et collègues écrivains plus que comme des inspirations littéraires. D’autres exceptions jalonnent les “name-drop” de Pierre Bottero : Terry Pratchett, que Pierre Bottero semble avoir retenu pour son humour, ou encore Jack London, dont on connaît quelques œuvres engagées, mais sur la cinquantaine parue, et l’absence de lien direct avec les œuvres de PB (à notre connaissance, nous n’avons pas lu J. London), difficile d’y voir une inspiration idéologique à notre sens.
De manière anachronique, on peut penser à Camille Leboulanger (RU), Estelle Faye (Les Révoltés de Bohen), ou encore côté anglophone China Miéville (Le Cycle de Bas-Lag) qui présentent une fantasy révolutionnaire, sans concession avec le libéralisme, avec lesquelles on observe bien une rupture nette par rapport à Pierre Bottero, Zelazny, Dan Simmons, Tolkien etc.

De l’autre côté justement, Pierre Bottero cite Dan Simmons en principale inspiration (« Pour moi, le maître est Dan Simmons. Et depuis que j’écris, je me demande comment ce type a pu écrire des trucs aussi aboutis que Hypérion et Endymion. Je n’arrive pas à concevoir ce travail de Titan et d’une qualité incroyable. »11.4), et si rien n’indique que PB était au courant, l’auteur reste connu pour des positions réactionnaires (anti-démocrates, racistes, homophobes…) sur son site, allant jusqu’à la dénonciation au FBI d’une palestinienne immigrée aux USA ayant eu le malheur de critiquer la politique coloniale d’Israël. Les faits sont dénoncés en janvier 2009 par son traducteur français sur ActuSF (Voir Sitographie n°11.5). Les commentaires de lecteurs qui suivent relèvent une cohérence entre ces prises de position et le contenu idéologique de son roman le plus connu : L’Échiquier du Mal (1989) (on peut en effet voir un propos essentialiste sur les populations considérées comme des pions et les pouvoirs des personnages). Pierre Bottero cite quant à lui plutôt le cycle Les Cantos d’Hypérion, (« Dan Simmons, Hypérion, c’est gigantesque, et merveilleux »11.6).
Dans la veine des inspirations libérales, on peut également s’attarder sur Roger Zelazny, à qui Pierre Bottero emprunte le système de magie (les princes d’Ambre imaginent Ambre pour s’y déplacer), et qui donc relève des thématiques libérales soulevées dans notre partie sur la magie dans La Quête d’Ewilan.

Pour conclure sur ces inspirations, on peut clairement établir que, libérales ou pas, une très large part des influences de Pierre Bottero fait état d’une culture de lutte manichéenne contre le mal, tantôt clairement antifasciste, tantôt empreinte de schèmes réactionnaires tels que la croisade, parfois divine, et d’un désintérêt des objectifs démocratiques.
Désolé cette note fut exceptionnellement longue… retour au texte : ↩ .

12 – LotR est plus subtil que nous le laissons penser : la lutte contre Sauron n’est victorieuse que grâce à l’alliance des peuples libres. Elle n’est pas due uniquement aux élites que représentent les personnages de communauté de l’anneau. ↩

14 – Pour anecdote, cette partie de l’analyse est antérieure aux insurrections de l’été 2023… Et rien n’a changé.

Dans une de ses premières interviews11.6, pour Calou, l’ivre de lecture en 2006, Pierre Bottero déclarait : « Comme instit, j’ai travaillé cinq, six ans, dans un quartier difficile, ce qui m’a aidé pour décrire ce quartier, cette cité. J’ai toujours remarqué, quand on parle des cités, qu’on met toujours en avant la violence, la drogue, la haine, le racisme, etc. Cela existe bien sûr, mais il n’y a pas que cela, il y a aussi des histoires d’amitiés et d’amour. J’ai compris une chose : l’amour est universel, dans le temps et dans l’espace. Je me suis demandé pourquoi on ne vivrait pas dans une cité une superbe histoire d’amour. On la vit de la même manière. Là, je me suis fait vraiment plaisir. » Dans cette citation, rien ne laisse penser que Pierre décèle des banlieues une situation politique particulière, plus complexe, où la violence des banlieues n’est pas monolithique : elle répond parfois à celle de l’État, bien plus meurtrière, entre pauvreté, insalubrité, et violences policières.
Miroir de Tour B2 Mon Amour, les cités de Salim dans le Cycle de Gwendalavir, sont bien le lieu d’agressions racistes venant du cliché des jeunes de cités, mais pas de violences policières, un deux poids deux mesures qui pose question.

Cette citation nous amène tout de même par ailleurs à nuancer le propos que nous tenons un peu plus loin : Pierre Bottero cherche moins à invisibiliser la violence des banlieues (qu’il connaît et retranscrit par ailleurs dans Tour B2 Mon Amour), qu’à justement contrer le discours essentialiste des médias dominants sur les banlieues en y abordant d’autres thématiques. (Il faut voir notre point critique comme pointant précisément sur la vision de l’amour comme pont entre les classes) ↩

16 – Également, dans la même interview11.6 (Calou, l’ivre de lecture, 2006), Pierre Bottero déclarait à propos d’Amies à vie que Brune, le personnage principal, représentait l’une de ses filles (qui d’ailleurs porte ce nom) : « J’écrivais une histoire pour faire plaisir à ma fille et aussi à ma femme. Le personnage principal, c’est ma fille, elle s’appelle Brune. La maison, c’est la mienne et le collège, celui de Brune. ». L’espace biographique est donc très fort dans Amies à vie. ↩

15 – Il existe de nombreux autres aspects dans l’œuvre que l’on peut relier à l’espace biographique, que ce soit au niveau des inspirations littéraires (voir note 11), ou de l’histoire de son père, qui a quitté l’Italie (voir Carte blanche à Pierre Bottero15.1) et qui pourrait révéler un attachement à l’antifascisme, ou autres. Nous n’avons traité que certains points précis, ceux qui correspondaient, selon nous, à une inspiration libérale. Il y a évidemment d’autres inspirations biographiques et idéologiques chez Pierre Bottero, juste cela nous aurait trop éloigné du sujet.
Également, nous aurions pu nous attarder, pour nuancer, sur le travail éditorial et la liberté réelle accordée aux auteurs pour avancer des propos progressistes ou plus subversifs en littérature jeunesse dans les années 2000. Nous n’avons pas opté pour une telle lecture notamment car Pierre Bottero exprimait en interview pour Ozone15.2 en 2007 qu’il s’estimait totalement libre dans le contenu de ses romans : « J’écris ce que je veux comme je veux ». Et surtout, nous n’avons pas prolongé l’aspect biographique et les conditions éditoriales car le sujet de cette analyse est bien l’œuvre finale laissée par Pierre Bottero à la communauté qui s’en inspire, plus que les pensées de l’auteur auxquelles nous n’avons que peu accès. ↩

18  – Pour Émilie Boulé-Roy, la nature marchombre que décrit Pierre Bottero « semble tendre vers une certaine homogénéisation du féminin et du masculin ». Mémoire de Master « Renouveau du genre fantasy pour la jeunesse dans Ellana de Pierre Bottero »18.1, Université de Montréal, 2014, p. 96. ↩

19 – Cette violence que rajoute Ellana sur Lahira, est, comme me l’a souligné Félix à la relecture, plus ambiguë. Si l’on fait charité à Pierre Bottero d’une bonne foi féministe (et nous le faisons), on peut la lire comme non pas dirigée sur un mode de culpabilisation patriarcal (“c’est de ta faute”/“tu l’as cherché”), mais plutôt pour qu’ensuite elle ne reste pas dans ses pleurs. ↩

20 – Dans le cas d’Ellana, on pourrait interpréter cette issue comme “Ellana est tellement marchombre et libre qu’elle a dépassé toutes les contraintes induites par le patriarcat”, mais même cette vision reste problématique puisque, au-delà de l’utopie, elle rejette entièrement sur l’individu la responsabilité d’un travail sur les contraintes, et non sur la société et ses normes machistes comme elle le devrait. ↩

23 – Peut-être, si nous devions faire une hypothèse en lien avec l’espace biographique, est-ce parce que Pierre Bottero était instituteur et qu’il voyait de ses yeux les réalités sociales ? ↩

25 – Indépendamment de la vision alavirienne, on en sait finalement relativement peu sur les motivations des mercenaires, et du système qu’ils mettraient réellement en place en cas de réussite de leur coup d’État. On remarque, comme déjà évoqué dans Relecture politique du Cycle de l’Ailleurs, que leur hiérarchie, despotique, est constitutive de leur pensée politique : ils ne peuvent représenter une alternative libertaire. D’un point de vue plus individuel, on connaît également leurs valeurs par le biais de Nillem et les maîtres-mots qu’il évoque de lui-même (EE – p. 268) : « Richesse, Admiration, Consécration, Puissance, Efficacité, Loyauté », il parle également de gloire et d’une forme de culte de la force. On peut également ajouter que les créatures de Fausse Arcadie auxquelles font appel les mercenaires, elles, ne cachent pas leur désir de conquête. Ce relativement peu est déjà donc en réalité conséquent, mais il n’y a pas grand-chose de plus, on ne connaît du Livre du Chaos que le fragment de la prophétie par exemple. ↩

26 – Culture underground : « L’underground c’est avant tout un état d’esprit, celui de vouloir se faire plaisir sans s’occuper de ce que pensent les autres. Pouvoir faire ce que l’on veut, sans avoir à se justifier. Ne pas prendre en compte le fameux bon sens moral que nous impose le monde dans lequel on vit, se faire plaisir sans penser au reste. C’est un peu être libre en somme. » dans Es-tu un underground ?26.1, de Nicolas George, in Nightlife-mag, 2007.
L’article pose autant une définition qu’il exprime un recul critique sur le concept et ses récupérations par le capitalisme. Voir la sitographie pour le consulter en entier.

Également, pour les différents termes autour de la culture (“subculture, underground, contre-culture, culture populaire”…), nous nous sommes appuyés sur le chapitre « L’underground politique, artistique, rock (1970-1980) »26.2, in Ethnologie française, de Gábor Klaniczay (2006) qui, sans prétendre fixer une définition dans le marbre, propose un usage de ces termes que nous trouvons cohérent. ↩

27 – Pour une analyse complète de la poésie marchombre, voir notre analyse : La Poésie Marchombre, réalisée en 2022. ↩

28 – « Le personnage que j’avais choisi d’incarner était une petite voleuse nommée Plume, qui peut être considérée comme l’ancêtre des Marchombres. » Préface des Aigles de Vishan Lour, écrite par Claudine Bottero pour l’édition Rageot de 2019. ↩

29 – Ce n’est peut-être pas un hasard si, à l’inverse des marchombres qui sont particulièrement spécialisés dans leurs rôles et symboles par la greffe ; les Armures, elles, revêtent le même vêtement et sont généralistes dans leurs compétences. ↩

30 – Malgré la subversion très mesurée de ses propos et son appartenance à la classe bourgeoise, Gustave Flaubert a dû la jouer fine avec la censure, entre coupe et implicite, comme en témoigne la parution en feuilleton compliquée et le long procès intenté à Madame Bovary en 1957 pour “outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs”, il sortira blanchit du procès en plaidant le fait qu’Emma Bovary est punie par son suicide à l’issue du roman. ↩

31 – Félix va plus loin en invoquant l’inspiration du Seigneur des Anneaux pour le passage d’Arlyn, qu’il rapproche d’une citation du Seigneur des Anneaux dans la trilogie L’Autre : « Nombreux sont ceux qui vivent et qui méritent la mort et d’aucuns meurent qui méritent la vie. Pouvez-vous la leur donner ? Alors ne soyez pas trop ardents à donner la mort au nom de la justice. » (Le Maître des Tempêtes p. 174). C’est Rafi (dont le rôle est semblable à celui de Gandalf par ailleurs) qui parle, et qui prévient Shaé que son désir de vengeance de Barthélemy ne la mènera à rien.
32 – Quelques pages plus loin (p. 179), Natan, blessé par l’attitude de Shaé, réalise qu’il « avait mal. Plus qu’il n’aurait cru possible d’avoir mal, mais cette douleur ne pesait rien face à son amour pour elle. Au même instant, il comprit que le pardon était sans doute le plus beau cadeau qu’il pouvait lui offrir. Qu’il pouvait leur offrir. ». Une vision de l’Amour et du Pardon clairement héritée de la culture chrétienne. ↩

33 – Arlyn ne pourrait être plus éloigné de la figure militante des révoltés des violences policières sur leurs proches, comme la figure antiraciste Assa Traoré, (sœur d’Adama Traoré, tué en 2016 par la police), ou encore, pour rester contemporain de Pierre Bottero, Sarah Oussekine, la sœur de Malik Oussekine (simple passant tué par la police aux abords d’une manifestation en 1986), devenue militante féministe pour l’association Voix d’Elles Rebelles33.1.

Chez Pierre Bottero, c’est plus la vieille Cendre qui révèle à Nawel la vérité sur la mort de Sylia et Oum qui pourrait prétendre à une figure militante : « – Je vous exècre surtout pour votre incommensurable bêtise. […] – Pourquoi alors me… me parler plutôt que… chercher à vous venger ? […] – Parce qu’offrir le savoir peut s’avérer la plus terrible des vengeances. » (Les Âmes Croisées, Partie 1, Chap 16).
↩

34 – L’on trouve 13 occurrences du mot “Âme” dans Ellana, 20 dans Ellana l’Envol, et 50 dans Ellana, La Prophétie. En dehors du titre qui en dit déjà long, le chiffre revient à 22 occurrences dans Les Âmes Croisées. Par comparaison, on tombe également sur le chiffre de 22 fois dans Les Seigneurs de Bohen d’Estelle Faye (dont le nombre de mots et de pages sont pourtant très considérablement plus élevés que C). ↩

35 – Nous aborderons la question de la dichotomie Corps et Esprit chez le marchombre en détail dans notre analyse sur la définition du marchombre, à paraître bientôt. ↩

36 – Référence à un paratexte de Pierre Bottero où il explique sa technique de pas dans la porte :
« Ces portes/jalons ont deux utilités. Montrer à mes lecteurs que si mon histoire va à gauche, elle pourrait tout aussi bien aller à droite, et m’assurer de la cohérence finale de mon récit. En exemple, le désert des Murmures.
Voir grand dès le départ implique, dans le cas de La Quête d’Ewilan, imaginer des lieux […] sans autre utilité que montrer l’étendue du monde dans lequel se déroule mon roman. Parmi ces lieux, un désert. Que je nomme. Le désert des Murmures.
Entrouvrir des portes au fil du texte. Dans le cas de notre désert, placer un juron dans la bouche d’un guerrier de passage : « Par le désert des Murmures, éructa-t-il », des références : « Son cœur est aussi sec que le désert des Murmures », « Tu serais capable de trouver de l’eau dans le désert des Murmures ! ». […]
Et puis vient le jour où, pour offrir de la consistance à une péripétie inattendue, j’ai besoin d’un désert. […] Le déclic de la cohérence.
» Carte blanche à Pierre Bottero15.1, p. XIII. ↩

37 – Les 7 classes sociales distinguées par Marx dans Les Luttes des Classes en France (1850) : “l’aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, la bourgeoisie commerçante, la petite bourgeoisie, la paysannerie, le prolétariat, le sous-prolétariat”. Des catégories qui, certes, s’entrecoupent, mais restent encore loin de l’intersectionnalité. ↩

38 – Regardez ce qui est arrivé au Cyberpunk, et à tous les x-“Punks”. D’après l’analyse Le Cyberpunk est-il mort ?38.1 d’Antoine St. Epondyle (2019), centrée entre autres sur le Blade Runner de Ridley Scott : « les œuvres finissent par incarner ce qu’elles cherchaient à dénoncer ». ↩

39 – Empowerment compris ici dans toutes ses déclinaisons politiques : l’empowerment radical, libéral et néo-libéral, comme défini par Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener dans « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? » in Idées économiques et sociales, 2013/3 (N° 173), p. 25-3239.1.
↩

40 – L’utopie, ou l’art d’imaginer des avenirs désirables, semble boycottée en jeunesse.
En trajectoire d’empowerment en littérature jeunesse à grand succès, on peut citer La Passe Miroir, de Christelle Dabos, ou revenir à Erik l’Homme avec Le Livre des Étoiles (2001), ou encore Timothée de Fombelle avec Vango (2010). Les textes de cette vague restent plutôt dans l’idée d’un empowerment individuel, dans une certaine mesure libérale. Dans cette vision, l’empowerment, quand il est collectif, vise souvent à maintenir un statu quo, et au niveau individuel du héro ou de l’héroïne il se réduit presque au roman d’apprentissage.
D’autres visions de l’empowerment cependant se chevauchent ; pour les gros succès américains les cycles Hunger Games (Suzan Collins, 2008) et Divergentes (Veronica Roth, 2011) se placent du côté d’un empowerment plus collectif et révolutionnaire (comme c’est plus courant en SF), mais restent tout à fait dans une lignée libérale (avec par exemple la figure de l’héroïne sauveuse du peuple), sans penser à l’après. En France on peut penser à Méto, de Yves Grevet (2008). Fait anecdotique en jeunesse, Pierre Bottero fait monter le genre de la dystopie en France dès 2006 avec la trilogie L’Autre, avant la parution aux USA d’Hunger Games en 2008.

Pour reprendre Le Livre des Étoiles d’Erik l’Homme, les héros luttent, et s’ils gagnent en liberté, en apprentissage, en pouvoir, c’est dans une lutte qui vise à maintenir un statut quo à Ys (et le Monde Incertain), contre l’obscurantisme. Ainsi, Le Regard des Princes à Minuit (2014) nous semble bien plus que son œuvre fantasy, proposer des pratiques relevant du désirable (souvent rapprochées des marchombres de Bottero par ailleurs). C’est l’un des rares autres titres jeunesse à notre connaissance à porter également un imaginaire utopique qui ne tourne pas, au détour d’une subtilité, à la dystopie… ↩

Quelques limites à notre analyse

Quelques limites à notre travail qu’il est important de souligner, par honnêteté intellectuelle… Ou simplement pour prolonger la discussion.

1 – Limite méthodologique

Il a été relevé que notre travail a parfois eu tendance à chercher à prouver sa thèse de départ, à savoir que le Cycle véhicule de nombreuses positions libérales. C’était notre prisme, notre hypothèse de départ, et donc évidemment une limite à prendre en compte. Cependant, notre démarche à partir de l’hypothèse a été de la tester de la manière la plus neutre possible : nous avons donc également beaucoup nuancé nos propos en montrant (dans cet article ou d’autres) de nombreuses positions du Cycle qui peuvent être qualifiées d’anti-libérales. Quels que soient les résultats, nous avons tenté de les démontrer, argumenter de manière objective. À vous de juger si la balance, les résultat vous auront semblé justes.

2 – Pertinence du sujet ?

Sur la forme, notons que si l’on juge le sujet peu pertinent ou anodin, ce fait seul ne remet normalement pas en question la qualité de notre analyse. En littérature, les chercheurs restent plutôt libres de leurs sujets. Cependant nous n’évacuons pas trop vite la remarque :
Sur le fond on peut nous argumenter que l’œuvre de P. Bottero ne serait pas l’œuvre à décortiquer en priorité. Notre acte critique serait extrapolé et injuste. Soit par rapport à ce qu’on pourrait dire de plus positif sur l’auteur, soit que bien d’autres libéraux, auteurs ou politiques, font plus de dégâts et mériteraient plus notre attention.
Cela nous semble une remarque d’ordre politique légitime, ou du moins entendable. À titre personnel, nous pensons que cette limite est à nuancer avec le fait que notre perspective de travail n’est pas que d’ordre politique, elle est aussi de l’ordre de la recherche, de vérité sur l’œuvre, de l’acte critique. Nous l’avons fait parce que cette œuvre nous passionne, simplement. Mais ce n’est pas tout, et nous l’avons mentionné plus haut, il y a des enjeux politiques de réception autour du Cycle, ce n’est pas parce qu’il existe pire qu’il n’y aurait aucun enjeu, aucun danger ou piège rhétorique autour des idéologies libérales véhiculées dans l’œuvre. Surtout quand elles se parent des atours de “l’apolitisme”A3.
Pierre Bottero nous présente un contexte socio-politique fort, avec des enjeux importants ; il souhaite transmettre des valeurs, des enjeux politiques, même si ce n’est pas son objectif principal. À ce titre, il nous semble pertinent d’en parler.
Enfin, si nous voulions montrer en quoi Pierre Bottero mettait en place des ruptures originales au sein même de son cycle, avec les marchombres, les Armures ou d’autres schèmes, il nous fallait auparavant montrer en quoi son œuvre était également dans la continuité libérale, pour saisir les ruptures.

3 – Recul du temps

Enfin, notre analyse utilise des concepts, politiques, historiques, philosophiques modernes, parfois postérieurs à Pierre Bottero dans leur diffusion au grand public. Certains pourront trouver anachronique, voire injuste notre bilan.
À cela, nous pouvons nuancer que l’un des enjeux est de tenter d’estimer si les idéologies dans le Cycle ont toujours, et dans quelle mesure, une pertinence aujourd’hui. Dans ce cas, il y a un intérêt évident à se servir des outils que nous offre le recul du temps. Ce qui, par ailleurs, n’empêche pas d’être conscient du contexte d’écriture de l’œuvre dans d’autres perspectives et enjeux, par exemple pour expliquer pourquoi elle présente tel ou tel aspect.

4 – Un article engagé

Évidemment, et nous ne nous en cachons pas, cet article a un prisme – et donc probablement des biais – d’ordre politique. Nous avons une lecture de l’œuvre politiquement engagée, bien que nous l’espérons solidement justifiée.

5 – Une étude transdisciplinaire, pas assez littéraire

Si nous avons des compétences / une expertise minimale en littérature, et particulièrement sur l’auteur étudié, c’est beaucoup moins le cas dans les autres domaines que cette étude touche ; la philosophie et les sciences politiques notamment, où probablement, nous sommes moins pertinents, exhaustifs.

De manière très liée, on peut également constater que notre étude a été très thématique et sémantique, au détriment d’enjeux relevant plus de l’esthétique littéraire, de la littéralité du texte, nous n’avons que peu, par exemple, utilisé les outils d’analyse en narratologie ou stylistique. Ces aspects auraient probablement triplé la pagination de notre article et le travail d’analyse.
Cette dernière limite étant particulièrement importante au vu de ce corpus intégralement littéraire, fictionnel, nous nous proposons de revenir compléter notre étude, dans une recherche plus longue à venir, avec un éventuel futur mémoire de recherche de Master 2.

6 – Relecture par les pairs

Cet article a été relu par plusieurs personnes de la communauté de l’auteur, et un chercheur sur PB, mais a sans doute manqué de relecture par d’autres pairs en recherche littéraire sur l’Imaginaire ou Pierre Bottero directement. La relecture par les pairs étant indispensable pour toute prétention à la recherche, il nous a semblé important de le mentionner.

Probablement que le recul du temps montrera d’autres limites à notre travail…

Extraits de La Forêt des Captifs et de L’Idéologie Allemande.

Extrait de La Forêt des Captifs (2004).

Un extrait sur l’antifascisme, représentatif des idéologies politiques du Cycle de l’Ailleurs.

« Il n’avait donc jamais accepté la présence d’un garde du corps même si, comme le lui avaient fait remarquer nombre de ses amis, sa récente intervention lors d’un conseil de sécurité pour dénoncer les dérives des mouvements d’extrême-droite lui avait attiré des haines virulentes.
Bruno Vignol avait été l’un des premiers à affirmer que, si les skinheads n’étaient pas tous des néonazis, la mouvance bonehead était, elle, composée de dangereux fascistes qu’il fallait à tout prix combattre. Cette déclaration n’était pas censée être médiatisée, pourtant des journaux l’avaient rapportée et il avait rapidement reçu des menaces de mort.
Il repensa à ces lettres anonymes en apercevant devant lui dans le couloir du métro un groupe d’individus aux crânes rasés, chaussés de boots ferrées aux lacets blancs, vêtus de tenues militaires bardées d’insignes clinquants, qui toisaient agressivement les passants. »

La Forêt des Captifs. Les Mondes d’Ewilan T1, p. 255-256

On y trouve un personnage critique des mouvances d’extrême droite, qui lutte activement contre elles, dans une perspective anti-fasciste. Cependant, cet antifascisme est très édulcoré, puisque nourrit par un culte de la tolérance de l’extrême droite : Bruno Vignol dénonce les “dérives” de ce mouvement politique, et non l’existence du système qui les tolère, les rend possibles (voir qui les utilise pour se légitimer et les encourage).

Extrait de L’idéologie Allemande (K. Marx, F. Engels, 1845)

« On pourra alors dire, par exemple, qu’au temps où l’aristocratie régnait, c’était le règne des concepts d’honneur, de fidélité, etc., et qu’au temps où régnait la bourgeoisie, c’était le règne des concepts de liberté, d’égalité, etc. Ces “concepts dominants” auront une forme d’autant plus générale et généralisée que la classe dominante est davantage contrainte à présenter ses intérêts comme étant l’intérêt de tous les membres de la société. En moyenne, la classe dominante elle-même se représente que ce sont ses concepts qui règnent et ne les distingue des idées dominantes des époques antérieures qu’en les présentant comme des vérités éternelles. C’est ce que s’imagine la classe dominante elle-même dans son ensemble. Cette conception de l’histoire commune à tous les historiens, tout spécialement depuis le XVIII° siècle, se heurtera nécessairement à ce phénomène que les pensées régnantes seront de plus en plus abstraites, c’est-à-dire qu’elles affectent de plus en plus la forme de l’universalité. En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. »

L’idéologie en général et en particulier l’idéologie allemande in L’Idéologie Allemande, Karl Marx & Friedrich Engels.

Dès 1845, K. Marx et F. Engels pointent le processus de naturalisation des idées dominantes, qui consiste à faire passer pour naturelle, universelle, raisonnable, une idéologie politique qui en réalité est construite, et représente les intérêts de la classe dominante. L’on comprend mieux maintenant le danger d’une position revendiquée apolitique.

Bibliographie

Corpus “Le Cycle de l’Ailleurs” (Rageot, Milan, 2003-2010) de Pierre Bottero :

  • La Quête d’Ewilan, Rageot, (2003) :
    – D’un Monde à l’Autre, Paris, Rageot, 2003.
    Les Frontières de Glace, Paris, Rageot, 2003.
    L’Île du Destin, Paris, Rageot, 2003.
  • Les Mondes d’Ewilan (2004-2005) :
    La Forêt des Captifs, Paris, Rageot, 2004.
    L’Œil d’Otolep, Paris, Rageot, 2005.
    Les Tentacules du Mal, Paris, Rageot, 2005.
  • Les Aigles de Vishan Lour [2005], Paris, Rageot, 2019.
  • L’Autre, (2006-2007) :
    Le Souffle de la Hyène, Paris, Rageot, 2006.
    Le Maître des Tempêtes, Paris, Rageot, 2007.
    La Huitième Porte, Paris, Rageot, 2007.
  • Isayama, ill. Jean-Louis Thouard, Paris, Milan Jeunesse, 2007.
  • Le Pacte des Marchombres, (2008) :
    Ellana, Paris, Rageot, 2008.
    Ellana, L’Envol, Paris, Rageot, 2008.
    Ellana, La Prophétie, Paris, Rageot, 2008.
  • Les Âmes Croisées, Paris, Rageot, 2010, [posthume].
  • Le Chant du Troll, ill. Gilles Francescano, Paris, Rageot, 2010 [posthume].

Autrement dit, nos éditions de références sont, sauf mention contraire (pour les intégrales ou Isayama par exemple), les originales grand format Rageot.

Corpus secondaire et œuvres citées

(Pour les traductions et rééditions, peu importe l’édition choisie, sauf précision contraire, nous avons mis par défaut les éditions originales, pour plus de simplicité) Par ordre d’apparition dans notre article :

  • ARAKAWA, Hiromu, Fullmetal Alchemist, 2001-2010.
  • BOTTERO, Pierre, Amies à vie, Paris, Flammarion, 2001.
  • BOTTERO, Pierre, Tour B2 Mon Amour, Paris, Flammarion, 2004.
  • Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789).
  • TOLKIEN, J.R.R, Le Seigneur des Anneaux, 1954.
  • LEWIS, Carol, Narnia, 1950-1957.
  • PULLMAN, Philip, À la Croisée des Mondes, 1995.
  • ZELAZNY, Roger, Le Cycle des Princes d’Ambre, 1970-2004.
  • LE GUIN, Ursula K., Le Cycle de Terremer, 1964-2018.
  • PAOLINI, Christopher, Eragon, 2003.
  • SIMMONS, Dan, L’Échiquier du Mal, 1989.
  • SIMMONS, Dan, Les Cantos d’Hypérion, 1989-1999.
  • MOORCOCK, Michael, Le Cycle d’Elric, 1975-1994.
  • MORRIS, William, La Source au bout du monde, 1896.
  • AYERDHAL, Mitales, Paris, Fleuve Noir, 1991.
  • AYERDHAL, Chroniques d’un rêve enclavé, Paris, J’Ai Lu, 1997.
  • ROZENFELD, Carina, Les Clefs de Babel, Paris, Syros, 2009.
  • LE GENDRE, Nathalie, Mosa Wosa, Paris, Mango, 2004.
  • LEBOULANGER, Camille, RU, Nantes, L’Atalante, 2021.
  • FAYE, Estelle, Les Seigneurs de Bohen, Rennes, Critic, 2017.
  • FAYE, Estelle, Les Révoltés de Bohen, Rennes, Critic, 2019.
  • MIÉVILLE, China, Le Cycle de Bas-Lag, 2000-2004.
  • FLAUBERT, Gustave, Madame Bovary, 1857 [Pas d’édition particulière recommandée].
  • DABOS, Christelle, La Passe-Miroir, Paris, Gallimard Jeunesse, 2013-2019.
  • DE FOMBELLE, Timothée, Vango, Paris, Gallimard Jeunesse, 2010-2011.
  • L’HOMME, Erik, Le Livre des Étoiles, Gallimard Jeunesse, 2001-2003.
  • L’HOMME, Erik, Le Regard des Princes à Minuit, Paris, Gallimard Scripto, 2014.
  • COLLINS, Suzan, Hunger Games, 2008-2010.
  • ROTH, Veronica, Divergentes, 2011-2013.
  • GREVET, Yves, Méto, Paris, Syros, 2008.

Bibliographie principale, critiques littéraires sur Pierre Bottero :

Interviews et paratextes de Pierrre Bottero

Sitographie (autres, bibliographie sur des sujets historiques, politiques, philosophiques…)

Iconographie et filmographie :

  • SCOTT, Ridley, Blade Runner, 1982, 117 minutes.
  • Image Égalité – Équité – Inclusion : Auteur inconnu.
  • Image d’Al-Jeit : Adaptation BD de Glénat d’Ellana, illustration de Montse Martin.
    (Ellana T2 : La Voie des Marchombres, Lylian et Montse Martin, Glénat, 2017, p. 62)
  • Image Les écrits sauvages de la contestation” : Extrait de l’affiche du colloque inaugural de l’observatoire des littératures sauvages, Université de Namur, 2022.
    Consulté sur Hypothèses : https://lpcm.hypotheses.org/21679 .
  • Image Fan-Art : Dessin parodique original d’Aljeit.fael / @elliottjpg ( elliottjpg.tumblr.com ).
  • Image de l’Arche : Projet d’Andarta Pictures pour l’adaptation en série d’animation d’Ewilan.
    (The Art Of La Quête d’Ewilan, Andarta Pictures, 2021).

 



Remerciements

Merci à tous les relecteurs et relectrices de ce long papier.
Merci particulier à Félix Béthune−−Pasek, Florie Maurin, et Tom Lévêque pour leurs différents travaux autour de l’article
Relecture Politique de La Quête d’Ewilan du Guide Dans les Traces d’Ewilan, où je traitais le même sujet, article finalement censuré par Rageot au dernier moment.

Merci aussi à ceux et celles avec qui j’ai discuté et qui ont enrichi ma réflexion politique autour de Pierre Bottero (et en général).
Vous êtes co-créateurs.trices.

5 Commentaires sur “Le Cycle de l’Ailleurs, une œuvre libérale ? Des Lumières à la contre-culture.”

  1. Bonjour,

    J’ai beaucoup de mal à comprendre la nature de cet article.

    Il s’agit d’un très long article d’opinion qui manipule (très mal) des concepts mal maîtrisés en invisibilisant les travaux de recherche menés sur le sujet.

    Vous parlez de compétences , d’expertise et j’ai du mal à comprendre ce à quoi vous faites référence.

    Il est tout à fait possible de produire des articles de fonds sur base d’une analyse propre en tant que lecteurice, en tant que journaliste, mais ça demande d’admettre cette position et de maîtriser ce qui est manipulé.

    Il me semble dangereux d’être flou sur votre position et de prétendre à une posture scientifique sans en avoir une.

    (Pitié, arrêtez de dire que La pensée Straight est un pilier DU féminisme, les personnes non blanches ne forment pas une classe, parmi autres absurdités)

  2. Bonjour,
    merci pour ton commentaire critique.

    Je suis désolé pour la formulation autour de la Pensée Straight, oui effectivement, pilier d’UN féminisme aurait été plus juste.

    Pour répondre à la question sur la nature de l’article, il s’agit d’un dossier / analyse littérature et politique amateur qui s’est voulu le plus solide possible. Pour autant il ne m’a pas semblé évoquer dedans une prétention scientifique. Il me semble même plutôt avoir insisté sur les limites de l’analyse, afin de proposer d’emblée un recul avec mon propos.

    À deux reprises vous exprimez que je ne maîtrise pas ce qui est manipulé, sans pour autant donner d’exemples :/ Ce n’est pas très argumenté :/. Mes sources sont disponibles (non ?), et si je dis tant de bêtises, elles devraient être faciles à réfuter. Partagez-nous donc tout ça, histoire de prolonger la discussion :).
    Egalement, si il m’a manqué des lectures bibliographiques, je serais très curieux de les connaître et de les lire. Et d’en faire part, car évidemment, invisibiliser la recherche sur le sujet n’est clairement pas mon objectif.

    J’ai une vague impression -j’espère que je me trompe- que vous m’avez prêté des (mauvaises) intentions, une mauvaise foi, et que cela vous disculperait d’argumenter un peu plus sur le fond, je trouve ça dommage.

    1. Bonjour,

      La pensée straight est un texte féministe et lesbien appartenant à un courant théorique : le féminisme matérialiste*.

      C’est un exemple en soi de non maîtrise d’un concept utilisé !

      Quant à votre posture, vous utilisez des termes propres à la recherche (étude, corpus, méthodologie, relecture par les pairs) sans en faire. Vous parlez “d’autres pairs en recherche littéraire”. Pour que ces chercheureuses soient vos pairs, faudrait-il encore que vous soyez vous-même un chercheur en littérature, ce qui n’est pas le cas.

      Pour un-e chercheureuses il est clair que cet article n’a rien de scientifique. Quoi qu’il en soit, il est malhonnête de faire passer son travail pour ce qu’il n’est pas.

      Bonne continuation

      1. Après discussion avec mon entourage, voici ma réponse,

        L’attention que vous portez à un élément présent dans la bibliographie, et non au reste du corps du texte, peut laisser penser que vous ne l’avez pas lu en entier, ou du moins, moins en détail que l’introduction, les annexes et ladite biblio.
        J’ai reconnu plus haut que ma formulation était maladroite, et il est évident que La pensée Straight de Wittig a, avant tout, eu une influence au sein du courant féministe matérialiste. Je pense toutefois que les courants de pensée ne sont pas hermétiques les uns aux autres et qu’ils peuvent s’influencer, de même que des disciplines jusqu’alors distinctes peuvent être rapprochées. C’est parce qu’il me semble que les pensées et approches théoriques, non exclusivement féministes, sont toujours en relations les unes avec les autres que j’ai formulé l’idée que La pensée straight avait été un jalon du féminisme, en laissant malheureusement entendre une homogénéité à celui-ci.

        Vous insistez sur le fait que ma prétention est scientifique, alors que ce n’est pas le cas et que j’exprime même à de nombreuses reprises les limites de mon travail. Je n’affirme être ni scientifique ni chercheur, et si je parle de recherche, c’est en précisant qu’elle est une recherche personnelle. J’emprunte effectivement à la méthode et au vocabulaire scientifiques, mais seulement pour appuyer ma démonstration, la fonder, prouver qu’elle ne sort pas nulle part. Les pairs que j’évoque ne sont pas présenté-es comme des pairs de recherche scientifique, mais comme des personnes ayant également lu les œuvres de Bottero, et avec qui nous réfléchissons collectivement sur elle.

        En consultant votre blog hypothèse, il m’avait semblé que nous étions des allié-es politiques. J’avoue ne pas comprendre pourquoi vous êtes aussi frontale ici, ni pourquoi vous donnez l’impression d’avoir démonté l’article en entier en vous focalisant sur un détail, critiquable et reconnu comme tel, de la biblio. J’aurais trouvé plus intéressant et enrichissant de débattre du fond de l’article, surtout s’il pouvait être remis en perspective ou discuté à l’aune de recherches officielles, lesquelles réalisées de manière professionnelle, et non pas sur le temps libre de quelqu’un qui n’est pas chercheur.

        J’avoue donc être confus face à votre démarche. Elle peut laisser penser que vous cherchez moins à faire vivre les réflexions sur l’œuvre de Bottero qu’à défendre une sacro-sainte vérité scientifique, seule juste car seule issue du milieu universitaire. Un milieu dont le cadre, s’il favorise la rigueur, apporte aussi nombre de limites, qu’on les considère du point de vue de la liberté d’expression politique ou de l’accès du plus grand nombre de personnes à « la » connaissance. L’accès aux lieux de conférences, aux références, aux bibliothèques, ou même à l’université elle-même ont un coût cumulé parfois très élevé.

        Votre refus de discuter du fond de l’article (parce que je ne suis pas un « pair de recherche » ?) semble, à mon avis (encore une fois, j’espère me tromper), rendre plus clair votre défense du monopole du savoir légitime par l’université, ce qui est d’autant plus étonnant à l’égard d’une œuvre initialement issue de la popculture, et d’abord discutée, réfléchie, et même parfois vécue, sur des fandoms.
        Oui, mon article est entre deux mondes, il fait des « pas sur le côté » comme Ewilan. Mais il tente malgré tout de discuter du fond de l’œuvre.
        Depuis l’extérieur, la ligne est fine et, malheureusement, de là à assimiler votre refus de discuter et votre acte de discrédit automatique que vous effectuez à une forme à peine dissimulée du plus violent mépris de classe, il n’a qu’un autre « pas sur le côté ».

        Bonne continuation également.

  3. Bonjour Sayanel,
    D’habitude, je ne mets jamais de commentaire avant d’avoir fini un de tes articles mais là vu l’implication et la qualité indéniable de ta première partie je ne peux que te remercier et te dire bravo pour ton article et ton analyse. D’autant plus qu’en tant qu’admin et principale créatrice de pages (actuellement) sur le wiki Les Mondes de l’Ailleurs de Pierre Bottero, tes analyses m’aident toujours à enrichir les pages. Merci beaucoup ! Je remettrais un commentaire avec mon avis global quand j’aurai fini ma lecture 😉

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