« Les traditions sont coriaces » : liens du sang et liens de l’encre chez Pierre Bottero – Aurélie Lila Palama


Cet article de Aurélie Lila Palama, chercheuse en littérature jeunesse de l’Imaginaire et spécialiste de Pierre Bottero, a été originellement publié par l’Université de la Réunion dans l’ouvrage Travaux et documents : La question de la génération dans la littérature et dans les arts, en novembre 2012. L’article aujourd’hui disponible sur les archives HAL.

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« Les traditions sont coriaces » : liens du sang et liens de l’encre chez Pierre Bottero – Aurélie Lila Palama

A1 = L’Autre, 1, Le Souffle de la hyène, Paris, Rageot, « Rageot Poche », 20062009.
AC = Les Âmes croisées, Paris, Rageot, 2010.
CT = Le Chant du troll, Paris, Rageot, 2010.
Is = Isayama, Paris, Milan Jeunesse, 2007.
MC = Mon Cheval, mon destin, Paris, Flammarion, « Flammarion jeunesse », 2011 [1re éd., 2002].
PM3 = Le Pacte des Marchombres, 3, Ellana la Prophétie, Paris, Rageot, « Rageot Poche », 20082010.
QE2 = La Quête d’Ewilan, 2, Les Frontières de glace, Paris, Rageot, « Rageot Poche », 20032006.
ME3 = Les Mondes d’Ewilan, 3, Les Tentacules du mal, Paris, Rageot, « Rageot Poche », 20052007.


On discerne au fil des romans de Pierre Bottero un scénario récurrent : une famille est frappée par la séparation, souvent le deuil, éclatée, puis, plus ou moins parfaitement recomposée. Le drame de la famille est ainsi le point de départ de la plupart de ses fictions. Le père de Jules meurt dans un accident de voiture au début du Garçon qui voulait courir vite. Comme ceux de Natan dans la trilogie de L’Autre, les parents d’Ellana sont assassinés au seuil du Pacte des Marchombres ; ceux de Shaé ont « disparu dans cet accident dont nul n’avait voulu lui parler» (A1, 49). Dans La Quête d’Ewilan on apprend que la défaite des Gil’Sayan contre les dessinateurs félons a conduit à l’exil de leurs enfants dans l’Autre monde et à leur placement dans des familles d’accueil, sous des noms d’emprunt. Le Chant du troll est tout entier écrit par le père de Léna pour offrir un monde à la petite fille qui vient de mourir d’une  leucémie. Kwaï et sa petite sœur, dans Isayama, n’ont plus que leur arrièregrandmère, Iuna, âgée de cent dixsept ans. Pour sa part, Nawel quitte les siens par rejet de leurs valeurs dans Les Âmes Croisées. Ainsi, de bien des manières, la fatalité sépare les familles et clive les générations. À partir de là, l’édifice diégétique va se proposer entre autres objectifs, la réparation de cette fracture initiale, laissant en suspens la question de savoir ce qui unit des êtres et des âges que la vie a séparés. La question des générations et de leurs liens constitue dès lors l’un des enjeux de l’écriture botterienne, même si elle n’est pas toujours placée explicitement sur le devant de la scène romanesque.

Des milliers l’avaient précédé… Des milliers le suivraient

Le jeune Kwaï découvre seul l’envie de grandir. Cela passe chez lui par l’ambition d’arriver le premier au sommet d’Isayama, la montagne qu’il aperçoit au loin. Le scénario en cela, est quasiment allégorique de la démarche de maturation qu’entreprend chaque enfant au seuil de l’adolescence. Il faut grandir, il faut gravir car la vie, quand on est petit, a outes les allures d’une montagne inaccessible. Kwaï a des envies d’ailleurs et de voyages en regardant passer les caravanes qui se lancent, l’une après l’autre, à l’assaut d’Isayama. Il rêve l’existence comme un héroïsme viatique, explicitant de la sorte une métaphore qui parcourt l’ensemble des romans de fantasy et que Bottero à bien des égards reprend à la structure narrative de The Lord of the Rings.
La temporalité dans cet album se divise en trois périodes marquées par trois schèmes verbaux distincts :

« Son arrièregrandmère, Iuna, prétendait que celui qui lisait l’écriture de Tuan Tui Li détenait les trois clés : celle du passé qui pleure, celle du présent qui cherche et celle du futur qui peint. »

(Is, 4)

Le « passé qui pleure » renvoie implicitement à la disparition de ses parents, dont l’intrigue fait l’ellipse. Ce qui compte ici, ce n’est pas de s’apitoyer sur son sort, mais de regarder vers un avenir que le verbe peindre rapproche de l’art du dessinateur dont il est question dans La Quête d’Ewilan. C’est de littérature que parle Iuna : celle qu’on lit et qui nourrit l’envie d’écrire. Si l’on suit avec rigueur les intimations du lexique, il faut lire Isayama comme le roman discret, le roman miniature de la formation d’un créateur.
Or, au terme de son périple, Kwaï ne produit aucune œuvre, si modeste soitelle. Contre toute attente, lui qui est parti en quête d’un exploit inédit, est récompensé de ses efforts par une révélation, ce que l’on pourrait appeler la vision des générations :

« Il était heureux d’être là où il était, heureux de savoir que des milliers l’avaient précédé et heureux de savoir que des milliers le suivraient.
[…]

Prêt à poursuivre sa vie d’homme »

(Is, 42)

La contradiction entre cette découverte et l’idée première de Kwaï lui apprend, comme au lecteur, que ce qui pour chacun est unique, constitue le lot de tous. Cela vaut pour les « hommes » comme il le dit, pour tous ceux qui cherchent à se dépasser, à s’accomplir sur les chemins de la vie. Mais c’est également vrai des dessinateurs comme Ewilan ou plus spécifiquement des peintres comme Niggle, le héros de la  nouvelle2 dans laquelle Tolkien a défini son art poétique, et qui semble bien avoir inspiré à Bottero l’Art du Dessin. Niggle, justement, celui qui en peignant une simple feuille réussit à rendre réelle toute une forêt et les paysages alentour, finit, à l’instar de Kwaï, par « marcher toujours plus loin, vers les Montagnes, toujours montant »3. Isayama fait entendre l’écho de sa biographie métafictionnelle. Cette rencontre de l’expérience humaine et de celle de l’artiste nous apprend que, dans la vie comme dans l’art, on n’est jamais le premier, que la grandeur est de suivre les pas de ceux qui nous ont précédés autant que d’ouvrir la Voie pour ceux qui nous suivront. Les liens du sang qui unissent les générations, ne sont ni plus ni moins forts que les liens de l’encre ou de la gouache, qui unissent entre elles les générations de créateurs. Filiation et influences sont les deux facettes d’une même réalité, qui vaut à chacun de n’exister que par rapport aux autres, qu’en étant digne d’eux ou en inspirant leur respect. Pour le romancier, cela se manifeste par l’intertextualité ; pour l’homme, par la généalogie. Les générations d’artistes ne sont qu’un sousensemble des générations d’hommes. Le glissement de l’humain à l’artistique, que Bottero indique par l’usage du verbe peindre, correspond à une conception profonde de ce qu’est pour lui la création. Il nous suggère une identité symbolique de la vie et de l’art par laquelle le romancier prône un art de vivre.

Un sang Différent coule dans tes veines

L’idéal Marchombre représente parfaitement cette attitude que Bottero prône face à l’existence et dont il propose le modèle à travers ses personnages. Ellana, orpheline, va apprendre à se connaître au contact du maître qui l’a choisie. L’acte par lequel le maître vient chercher son élève en parcourant tout l’Empire est un bel exemple du lien qui se tisse entre les générations, au nom du mérite. C’est renseigné par son ami Sayanel sur les potentialités de cette jeune fille que Jilano décide de la guider sur la Voie des Marchombres. Son geste nous dit tout à la fois que les individus se caractérisent davantage par leurs potentialités que par leur ascendance. L’héritage maternel d’Ellana sera dévoilé plus tard dans la diégèse, révélant que, par les efforts déployés dans sa formation, elle a su s’en montrer digne et même le dépasser.

C’est, au fond, un schéma que suivent la plupart des grands héritiers botteriens. Que ce soit Ewilan ou les descendants des sept Familles dans la trilogie de L’Autre, Bottero ne fait pas l’impasse sur les vieux schémas aristocratiques qui voient dans le sang une vertu. Mais il les tempère par un idéal républicain, probablement façonné par son métier d’instituteur, qui le conduit à privilégier la formation plutôt que la filiation. La formation, chez Bottero, c’est en fait ce qui permet de réaliser ce que la filiation favorise. En termes de générations, le maître fait advenir ce que les parents ont légué. Tel est le sens de l’aventure.

L’aventure, écrit Jean-Yves Tadié, est « irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente, jusqu’au dénouement qui en triomphe »4 ; elle constitue en cela le vecteur diégétique de l’accomplissement de soi et ce qui permet au final d’attester que l’enfant ou l’adolescent a bien hérité de ses ancêtres. L’aventure inscrit chacun dans la lignée dont il procède, qu’il en soit conscient ou non. C’est pourquoi il n’est pas rare que la révélation des origines soit postérieure chez Bottero aux premiers exploits du héros. Tout se passe comme s’il fallait avoir conscience de sa valeur pour nourrir l’ambition de dépasser celle des parents. C’est pourquoi également un personnage comme Nawel, dans Les Âmes Croisées, refuse le destin tout tracé que lui lègue sa famille. En choisissant de devenir une Armure, plutôt qu’une Mage comme sa mère, Nawel s’oppose à la tradition. Son geste paraît motivé par la connaissance précoce qu’elle a des attentes de la collectivité à son égard. Lorsqu’un peu plus tôt en effet, elle expose son avenir à son amie Philla, elle lui dit bien : « J’ai […] évoqué le désir de mes parents. Pas le mien ! » (AC, 27). Ni Ewilan, ni Ellana ne sauraient en faire autant. Le deuil ou la séparation les ont clivées de l’expression du désir parental. Elles vont donc découvrir par elles-mêmes la voie familiale dans laquelle elles s’engagent. D’une certaine manière, nous suggère Bottero, si l’on veut que nos enfants nous ressemblent, la seule alternative est entre mourir et leur cacher qui l’on est.

Cette leçon, le père de Natan en a tiré toutes les conséquences en cachant à son fils la lignée dans laquelle il s’inscrit et le pouvoir qui l’accompagne. Les paroles qu’il a enregistrées pour lui, au cas où il lui arrive malheur comme à sa femme, font apparaître avec solennité la stratégie qui fut la sienne :

« Même si nous ne t’en avons jamais parlé, tu fais partie d’une famille, Natan. […] La Famille. […] Un sang différent coule dans tes veines. Le sang du pouvoir.[…]
J’appartiens à la Famille, comme mes parents et les parents de mes parents depuis la nuit des temps. Pourtant, peu avant ta naissance, j’ai choisi de m’en éloigner. […], sache toutefois que ce choix est lié à ma rencontre avec ta mère et à notre décision de nous unir malgré le désaccord des miens. »

(A1, 41)

Tout y est. De l’opposition à la tradition jusqu’au renouement avec celleci, justifiée par le danger qui menace son héritier, l’obligeant à lui révéler ses origines. En cela, le père de Natan agit en précurseur des générations auxquelles sont consacrés les roman de Bottero. Il dit aussi combien l’héritage peut apparaître à celui qui le reçoit comme une fatalité, voire comme une malédiction. Le père de Natan est bien conscient du poids que représente le sang qu’il transmet à son fils. C’est qu’en fait, on devient soimême en accomplissant une quête, peu importe comment celleci nous est offerte.

Ne me parle pas de mon avenir

L’attitude des héros face à leur sort est également bien synthétisée par la protestation véhémente de la jeune Ewilan, lorsque le Dragon prétend lui annoncer le funeste destin que lui valent ses origines d’élue. La jeune fille, qui n’a pas hésité à affronter tous les dangers au long de la première trilogie, et qui a subi mille morts pendant les deux premiers tomes de la seconde ne veut pas savoir ce qui l’attend encore :

« Tu vas mourir, reprit le Dragon, mais auparavant tu auras chassé la nuit. Je vais te révéler ce que tu dois savoir sur ton avenir…
NON !
Ewilan avait hurlé. Une formidable colère était en train de naître en elle, pareille à un ouragan. Elle ne fit aucun effort pour la contenir.
J’en ai assez qu’on s’approprie ma vie et mon destin ! Assez d’être dirigée comme un animal domestique ! Assez d’écouter des discours ridicules pleins de sousentendus ! »

(ME3, 192)

Ce qui rend insupportable l’héritage parental, si glorieux soitil, c’est qu’il semble faire obstacle aux choix individuels : « […] ne me parle pas de mon avenir. Il m’appartient. À moi et à moi seule ! », clame encore l’adolescente à qui l’on vient pourtant de promettre une geste qui synthétise le régime diurne de l’imaginaire5. Autant les héros sont disposés à faire face aux hasards de la vie, autant ils sont ouverts à l’aventure, telle Shaé qui affirme préférer « une vie courte et pleine à une éternité médiocre » (A1, 283), autant ils refusent l’idée que leur volonté leur soitdictée. D’où la satisfaction qu’ils ont d’apprendre, après coup, qu’ils s’inscrivaient dans une lignée ; d’où leur rejet de tout destin préétabli.

Dans sa conception des rapports du héros à son héritage et à sa quête, Pierre Bottero se situe comme un républicain du libre arbitre, privilégiant l’individu sur sa famille et le choix plutôt que le legs. Sa représentation du héros participe du vaste mouvement d’autonomisation de la jeunesse par rapport au milieu familial6. Si les héros appartiennent bien à une lignée, ils s’y rattachent moins par leur naissance que par leur action. Chez Bottero, on est soimême par son mérite et non par ce qu’on hérite.

C’est au point qu’à l’occasion, les liens familiaux imaginaires, tissés par l’aventure, vont venir remplacer les liens biologiques. Si la famille garde son prestige dans l’imaginaire des personnages, force est de reconnaître que dans la réalité de leur existence, elle est constamment défaillante. C’est ce qui arrive à Salim, l’enfant des cités, issu d’une famille recomposée et sensibilisé comme tel à la fragilité de cette cellule naturelle. Lorsqu’il s’agira pour lui de choisir entre rester dans son milieu d’origine ou retourner avec Ewilan courir les contrées périlleuses de Gwendalavir, il n’hésitera pas une seconde. Autant ses parents le déçoivent en ne lui laissant qu’une place marginale, autant l’aventure vécue aux côtés de sa camarade lui a permis de retrouver la vérité de ce que pourraient être des liens familiaux. Ainsi, après avoir sauvé la vie d’un de ses compagnons d’aventures, le jeune garçon déclare : « Eh bien, Camille a une sœur, maître Duom nous sert de grandpère et je viens de trouver un frère […]. On peut dire que la famille évolue ! » (QE2, 70). La vraie famille, c’est celle que forgent les épreuves partagées et surmontées ensemble. La fraternité symbolique, la paternité imaginaire, valent plus aux yeux du personnage que celles tissées par les hasards de la filiation. Ainsi, la véritable famille est celle que l’on se choisit dans l’action, et au sein de laquelle les relations entre les générations sont celles de maître à élève. Ce que Salim nous apprend, c’est que l’imaginaire botterien établit un lien de substituabilité absolue entre les relations familiales et les relations affectives sous-tendues par le partage de l’aventure.

Appartenir à une famille chez Pierre Bottero revient à trouver sa place dans une histoire. Le message laissé à Natan par son père est un de ces récits qui ménagent à l’enfant un rôle. Il est d’ailleurs symptomatique que l’enregistrement du défunt soit interrompu. Cela ouvre en effet le champ des possibles narratifs pour le jeune Natan. Sa mission reste incertaine, sa nature, mal cernée. Il ne lui reste au fond que la certitude du péril : « – Ta vie est en danger, Natan ! » (A1, 41). Il ne lui reste que l’assurance de l’aventure. C’est pour cette raison que la parole paternelle, en l’occurrence, n’apparaît pas à l’adolescent comme une simple injonction : au contraire, elle lui laisse le soin de découvrir son histoire, elle n’est que potentialité.

Entrer dans le Grand Livre des Légendes

On comprend mieux, dans Mon cheval, mon destin, ce que représente la famille dans la structuration de l’individu. Quand Tsina, fille d’immigrés Kazakhes jusque là indifférente à ses origines, se prend de passion pour un cheval, sa grandmère lui révèle une antique croyance des steppes qui, soudain, donne sens à ce qu’elle vit :

« – Ma Tsina… […] Chez nous, au Kazakhstan, […] on sait que lorsqu’il naît un être humain n’est pas complet. Pour le devenir, il doit partir à la recherche de son Irgouist, son animal double. Souvent les Kazakhs ont un cheval comme Irgouist, mais pas toujours. Ton grandpère, par exemple, avait un aigle, avec lequel il chassait. Quand on trouve son animal double, c’est un peu comme quand on allume la lumière dans une pièce sombre. Tout paraît évident. Pas besoin de dressage ou de leçon. On sait, c’est tout. »

(MC, 30).

Ainsi la tradition ancestrale créetelle un lien entre Tsina et ses ascendants, comme entre elle et son peuple. Elle touche au sacré en assurant entre eux une fonction proprement religieuse : ce que l’on désignait à Rome par le verbe religare. Grâce à elle, la jeune fille entre dans la légende nationale sur les traces de son grandpère. Elle comprend qui elle est grâce à la parole de son aïeule, qui vient repriser la trame déchirée de son roman familial. On sait que celuici, pour la psychanalyse, renvoie à une forme d’idéalisation des origines du sujet7. Aux parent forcément déceptifs qu’il côtoie tous les jours, l’enfant tend à substituer la rêverie de géniteurs puissants, riches et valeureux. La parole de sa grand-mère vient conforter cette représentation juvénile du monde en amplifiant le destin de l’héroïne. Du même coup, comme le remarque Freud, elle redonne du lustre à ses parents, à sa famille. Ainsi, en se dépassant eux-mêmes, en transcendant leur quotidien, les personnages vont en quelque sorte accréditer un roman familial. L’héroïsme romanesque vient alimenter un fantasme enfantin. La famille, à partir de là, est d’autant plus importante dans l’imaginaire botterien, qu’elle donne à chacun sa place dans une histoire plus vaste.

C’est pourquoi Ellana, par ses exploits, est présentée comme étant digne d’entrer dans « le grand livre des légendes » (PM3, 178), à l’instar de la mythique Marchombre Ellundril Chariakin. On hérite selon son mérite. C’est en se dépassant que l’individu entre dans une légende, familiale ou non, et devient du même coup digne de devenir un héros romanesque. L’utilisation très large que Pierre Bottero fait de la thématique générationnelle, en la découplant notamment de la filiation, pose en fait les conditions d’existence des personnages de fiction. Tout à son imaginaire métatextuel, le romancier conçoit ses personnages de manière à définir ce qui peut leur assurer la meilleure diffusion possible dans un système commercial comme celui de la littérature de jeunesse. Il s’interroge en somme sur ce qui fait un héros pardelà les critères archétypologiques connus. Au fond, la généalogie n’a vraiment d’importance que pour autant qu’elle soit reliée à une légende. En cela, elle est fondamentalement narrative, littéraire. Lorsque ce n’est pas le cas, comme pour Salim, toutes les familles de substitution font l’affaire, pourvue qu’elles offrent un débouché légendaire. La généalogie botterienne est essentiellement un art du récit. Pierre Bottero tend à penser l’art du roman sur le modèle du mythe. L’esprit de famille chez Bottero est en somme un art du roman, il consiste à donner sens à une action, en présentant comme les fruits de la fatalité ce qui est le résultat de la créativité. Il prête une valeur héroïque aux actions par lesquelles chacun est amené à se créer soimême, à se réaliser au sens où il actualise ses potentialités.

Encore faut-il entendre la descendance au sens large qu’on lui a vue prendre dans Isayama. La légende à laquelle chacun se rattache est intertextuelle autant qu’elle est familiale. Elle recouvre, en l’occurrence, la vaste famille des héros de fantasy ; et elle recompose également la famille de papier dans laquelle sereconnaît un Bottero lecteur de tous ceux qui l’ont précédé dans la Voie du roman de jeunesse et des littératures de l’imaginaire. Car, à ce niveau, la représentation qu’il se fait de la famille vaut pour ses personnages autant que pour lui-même, en qualité de sujet écrivant. Liens de l’encre, aussi forts que les liens du sang : le romancier descend de Tolkien8 et de tous ses héritiers, autant que ses personnages s’inspirent des elfes guerriers, des vaillants élus ou des monstres fantastiques.

C’est un pouvoir… Pas une malédiction

Pierre Bottero utilise le thème de l’animal ontologique pour illustrer les deux grands types de liens susceptibles d’unir l’individu à sa famille. Le pouvoir de Shaé, la Métamorphe qui découvre progressivement sa capacité de se changer en animal, correspond au type de ce que Christian Chelebourg appelle un lien totémique9. Le cheval Sheital, l’Irgouist de Tsina répond quant à lui rigoureusement à sa définition du doudou.

Dans le premier cas, le double animal du personnage renvoie à son héritage familial. Il est révélateur à ce titre que la jeune fille doive faire l’expérience traumatique de ses transformations avant que Natan ne lui en révèle l’origine :

« – Tu es une Métamorphe. Dans tes veines coule le sang d’une des six Familles dont m’a parlé Barthélemy.
Qu’estce que…
Tu as la capacité de transformer. C’est un pouvoir, Shaé, pas une malédiction. »

(A1, 212)

Là aussi, la mise au jour de l’hérédité est donc postérieure à l’épreuve empirique qui permet d’en comprendre le sens. La peur qu’éprouve Shaé auparavant, chaque fois qu’elle sent grouiller en elle ce qu’elle surnomme « La Chose », est l’équivalent du cheminement que doivent parcourir les héros avant de découvrir leur quête et l’impératif filial qui y préside. Toute la différence entre le monstre et le pouvoir recoupe l’écart théologique entre transsubstantiation et consubstantiation. Telle est en fait, chez les personnages botteriens, la conséquence du dévoilement de leur ascendance. Ils découvrent que l’héroïsme était en eux, qu’il ne les a pas transformés, mais qu’il les a fait advenir, qu’il les a révélés à euxmêmes. À partir de là, le pouvoir qu’ils manifestent leur appartient en propre et ils sont à même de le domestiquer pleinement. Ainsi Shaé, sitôt sa nature de Métamorphe admise, va-t-elle « commence[r] à comprendre comment ça fonctionne » (A1, 218). Pierre Bottero configure le rapport de ses personnages à leur sang sur le modèle des rapports de l’espèce à la chair. Le lien familial participe chez lui d’une véritable mystique, bien plus que d’une hérédité pratique. Il est révélation à l’être de la nature profonde de son existence.

Dans le cas de Tsina, la relation à son doudou lui confère une profondeur historique. Dans une démarche introspective initiée par la parole de la grandmère, l’enfant exilée renoue avec ses origines oubliées. L’animal, le doudou, apparaît comme le dénominateur commun d’individus que les générations séparent ; il constitue le symbole de l’identité familiale, par opposition à la vie individuelle. Il est la part collective qui complète l’ipséité telle qu’elle est définie par Paul Ricœur : ainsi assuretil le rôle de la fiction qui favorise la « refiguration du soi »10. La famille, pour le héros botterien, est en luimême : elle est ce qui parachève l’individualité qu’il pressentait. Autant la dimension générationnelle correspond à la geste personnelle, autant la révélation familiale vient l’inscrire dans une histoire plus vaste qui la rendait nécessaire. Dans l’imaginaire de Pierre Bottero, on peut dire que, d’une certaine manière, la génération appartient à la sphère de l’expérience tandis que la famille exprime l’essence du sujet.

Totem ou doudou, l’animal ontologique relève dans tous les cas de l’histoire sacrée indiquant de la sorte la profondeur symbolique dont s’imprègne, dans l’imaginaire de l’auteur, la notion de famille et le lien entre les générations. Comme l’Irgouist renvoie à une tradition orale, c’est dans un incunable conservé à la bibliothèque de Valenciennes, « un grimoire à la couverture patinée par le temps et l’usage » (A1, 265), que Shaé part, avec Natan, en quête de précisions sur les sept Familles dont ils tirent leurs pouvoirs. Héritage du sang, héritage de la légende, héritage du livre : la poétique botterienne évolue librement de l’un à l’autre. C’est que, par leurs familles, les héros entrent dans une histoire, dans un livre celuimême que l’on a entre les mains. C’est ce que manifeste Le Chant du Troll en montrant le romancier au travail, acharné à conjurer la mort de sa fille Léna par l’écriture : « Ce n’est pas un simple roman que j’écris […]. Ce n’est même pas un roman, c’est… c’est un monde que je lui offre, que je crée pour elle pour… pour… pour qu’elle y vive » (CT, 78), confietil à sa femme. Et l’on comprend bientôt que c’est tout Gwendalavir qu’il invente, le cœur des mondes où se déroule la fantasy botterienne. Tel est le véritable legs parental : un récit, une histoire, une légende au sens étymologique du terme.

L’imaginaire botterien semble dynamisé par le projet de ménager une place, dans une histoire plus vaste, à la génération de ses lecteurs. En ancien instituteur, sans doute, le romancier convie son public à perpétuer ainsi les traditions de la lecture et de la rêverie littéraire. D’une manière plus générale, son imaginaire de la famille repose sur une analogie de la personne et de la persona, ou si l’on préfère de l’être de chair et de son « identité narrative », pour reprendre le terme de Ricœur. On ne saurait mieux inviter les jeunes à faire corps avec leurs ambitions. Créer sa vie comme on élabore une œuvre, tel est en substance le message que l’auteur d’Isayama et du Chant du troll travaille à faire passer. Et pour cela, le coup de pouce d’un père, comme celui d’un fabuleux conteur, n’est pas à dédaigner : c’est en entrant dans le monde qu’il construit pour elle que Léna, emportée par la leucémie, pourra dessiner les mondes d’Ewilan, d’Ellana, de Natan ou de Shaé, de Nawel sans doute aussi, les mondes peuplés par ce qu’elle appelle les « Imaginaires ». C’est que les liens du sang remontent au livre : l’hérédité et l’art ne sont qu’un dans l’univers de Pierre Bottero, tout est légende, tout doit être lu. La vie comme la littérature est une Voie dans laquelle chacun s’engage à la lecture de tous et de soimême :

« Continuer, elle doit continuer. Juste continuer. Un pas après l’autre. En attendant que le temps lui aussi finisse par mourir.

Continuer comme continuent les gens autour d’elle. Les gens translucides et les amis. Les amis maladroits, les amis effrayés, les amis absents. »

(CT,184)

Cette révélation qui se fait à Léna prolonge la vision de Kwaï et en précise l’horizon d’attente : repousser les limites de l’existence, s’abriter du temps, vaincre la mort. Continuer. Car la vie est un spectacle, car la vie est un art dans la mesure où son héroïsme recoupe modestement l’objectif que l’archétypologie reconnaît à l’imaginaire et la poétique à l’écriture11. Appartenir à une famille, prolonger une légende, c’est s’assurer de perdurer. Perché sur la branche d’un arbre généalogique, Pierre Bottero, considérant les ancêtres de sang comme les ancêtres d’encre, souffle paternellement à l’oreille du lecteur expectatif : « Que veuxtu que l’on fasse, ON CONTINUE. » (CT, 162).

Aurélie Lila Palama

Annexes

Notes

2 – « Leaf, by Niggle », paru en 1945 dans The Dublin Review et repris en 1964 dans le recueil Tree and Leaf.

3« […] walk ever further and further towards the Mountains, always uphill. » (John Ronald Reuel TOLKIEN , « Leaf, by Niggle », p. 141159, in Eric S. R ABKIN [ed.], Fantastic Worlds, Myths, Tales and Stories [Oxford, Oxford University Press, 1979], p. 157.

4JeanYves TADIÉ, Le Roman d’aventures [1982], Paris, PUF, « Quadrige », 1996, p. 5.

5« On peut même dire que le sens tout entier du Régime Diurne de l’imaginaire est pensée « contre«  les ténèbres, est pensée contre le sémantisme des ténèbres, de l’animalité et de la chute, c’estàdire contre Kronos, le temps mortel » (Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire – Introduction à l’archétypologie générale [Paris, Dunod, 1992 (1 re éd., 1969)], p. 213). Rappelons que c’est ce Régime Diurne qui produit les figures héroïques.

6 –  « Les données restituées et mises en perspective indiquent toutes la même direction : d’une part l’on constate, par rapport aux générations précédentes, et par rapport à l’environnement adulte actuel, une autonomisation de plus en plus précoce de la jeunesse aussi bien dans l’ordre esthétique (musique, lectures, sorties…) que dans celui de l’éthique (vie personnelle, vie affective et sentimentale, système de valeurs…) » (Pierre MAYOL, Les Enfants de la liberté [Paris, L’Harmattan, « Débats Jeunesses », 1997], p. 13)

7Il s’exprime dans « un fantasme où les deux parents se trouvent remplacés par d’autres, plus distingués » (Sigmund FREUD , « Le Roman familial des névrosés (1909) », p. 157160, in Névrose, psychose et perversion, Jean LAPLANCHE ed. & trad. [Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 1981 (1 re éd., 1973)], p. 159).

8Dans les bonus conçus pour l’édition du « Pacte des Marchombres » en Livre de Poche, Pierre BOTTERO reconnaît que la lecture de The Lord of the Rings est à l’origine de son enthousiasme pour les littératures de l’imaginaire (« La genèse du Pacte des Marchombres ou 8 pièces choisies parmi les 153 000 qui composent le puzzle que vous tenez entre les mains », p. 385389, in Le Pacte des Marchombres, 1, Ellana [Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 2010], p. 386.

9Voir Christian CHELEBOURG , « Totems & doudous : petit bestiaire ontologique à l’usage des jeunes lecteurs », p. 183200, in Jacques POIRIER [ed.], L’Animal littéraire Des animaux et des mots [Dijon, EUD, « Écritures », 2010]).

10Paul RICŒUR , « L’Identité narrative », Revue des Sciences Humaines, n°221, Narrer. L’art et la manière, Mireille CALLEGRUBER éd., Lille, Université Charles de Gaulle LilleIII, 1991, p. 3547, p. 46.

11Rappelons que Jean BURGOS définit l’Imaginaire, dans sa fonction créatrice, comme une « réponse cherchée dans l’espace aux angoisses de l’homme devant la temporalité » (Pour une Poétique de l’Imaginaire [Paris, Seuil, « Pierres vives », 1982], p. 126). C’est exactement ce que fait pour sa fille le romancier du Chant du troll.

Source :

1 Commentaire sur “« Les traditions sont coriaces » : liens du sang et liens de l’encre chez Pierre Bottero – Aurélie Lila Palama”

  1. C’est vraiment un super article ! Aurélie Lila Palama aborde ici une thématique pas évidente, importante, et assez peu traitée.

    Cependant, à la relecture, il y a plusieurs détails qui me font tiquer, sur lesquels j’ai envie d’être plus critique.

    1 – l’article manque un peu de notion et d’explication : comme celle de déterminisme (qui n’est pas du tout évoqué alors que l’héritage parental en est un énorme, c’est central dans la thématique), la notion de libéralisme également (puisqu’on est chez PB, même si beaucoup plus complexe, globalement dans une vision de l’héroine au final assez libre, détaché miraculeusement du déterminisme parental, au moins dans la Quête), et celle d’essentialisme est évoquée mais sans explication. Idem pour la notion de libre-arbitre. Des notions phares de la série éludées :/

    2 – Sur ce point, et ce n’est pas à imputer à Aurélie (et en plus son article est bien antérieur à Scylla), c’est juste moi qui tique pour votre gouverne ; juste voir le nom de Christian Chelebourg me hérisse le poil. (pour rappel, de nombreuses étudiantes ont témoignées contre lui pour harcèlement dans le cadre de leur thèse. Notre rédactrice, Scylla, en thèse sur Pierre Bottero, a mit fin à ses jours en 2020, à cause de lui. Notre article ici : https://marchombre.fr/hommage-a-scylla-pate/

    3 – L’angle psychanalytique, freudien particulièrement, est pour moi très problématique. Cette pensée est dépassée depuis un long moment (les années 70 en fait), considérée aujourd’hui comme du bullshit intersidéral par toutes les sciences-sociales sérieuses. Je ne pense (et là c’est mon humble interprétation) pas que Pierre Bottero ait posé en ces termes la question de la filiation, ou que cette pensée puisse éclairer d’une quelconque manière son oeuvre. Et si jamais c’était le cas (l’influence de Freud étant terrible, je peux l’admettre…), un article soulevant cet imaginaire devrait en être éminement critique, présenter cet imaginaire comme étant problématique, et en quoi précisément.

    4 – Même remarque pour la ref à Paul Ricoeur, citer un patainiste notoire qui a publié dans la revue du régime de Vichy, (aujourd’hui écrivain favoris de Macron Ier, mais on le ne savait pas à l’époque), ça devrait pas ce citer à la légère. Là encore, si jamais la référence avait une pertinence pour éclairer l’oeuvre de PB, un appareil critique manque pour montrer les limites et conséquences de cette pensée.

    Ces détails n’enlèvent pas grand chose à la pertinence de l’article. De plus il date de 2012, j’ai à la relecture, un recul de 11 ans qu’il faut prendre en compte, je les ai soulevés simplement pour prolonger la discussion.

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