Critique : L’Incivilité des Fantômes – Rivers Solomon

Rivers Solomon, une flamme incandescente

(Partie 2)


Dévoiler la présentation de l'autrice

Photo de Rivers SolomonL’autrice, Rivers Solomon

Rivers Solomon est une autrice américaine non-binaire vivant à Londres. Depuis 2017, iel trace avec persévérance un sillon original afrofuturiste dans la science-fiction américaine. Elle est devenue célèbre dès son premier roman publié en 2017, L’Incivilité des fantômes, que l’on peut classer dans le courant afrofuturiste.

Ce terme apparaît en 1994 sous la plume de l’universitaire Mark Dery pour caractériser une contre-culture noire qui se dessine depuis les années 1960. Ce courant consiste pour lui en « l’appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les Afro-Américains ».

 


L’Incivilité des fantômes : se révolter contre les structures d’oppression

Un peu plus sur l’histoire…

Couverture L'Incivilité des Fantômes Rivers SolomonLe Matilda est un vaisseau spatial lancé dans une course perpétuelle sans but. Il repose sur une stratification sociale très forte entre Hauts-Pontiens à la peau claire et Bas-Pontiens à la peau foncée. Cette stratification transpose de manière explicite le système esclavagiste des plantations. En outre, le Matilda est une société théocratique reposant sur un simili-christianisme, aux intonations clairement puritaines, pour lequel – comme le dit son chef, le « Lieutenant » – « La souveraineté est éternelle parce que le gouffre du péché est éternel ». Le roman nous décrit, par le biais d’Aster, jeune femme non-binaire et autiste, la manière dont une révolution va naître au sein de ce vaisseau.

Aster, qui joue un rôle de médecin informel pour les Bas-Pontiens, interagit avec un certain nombre d’autres personnages parmi lesquels trois ont un chapitre point de vue : Theo, Giselle et Mélusine.


Remarques sur les personnages principaux

Theo

Theo, Général-Chirurgien métis, dispose d’un statue ambigu dans la hiérarchie sociale et raciale du vaisseau : il est le fils de l’ancien Souverain du vaisseau tout en étant vu comme ‘’efféminé’’. Il en a beaucoup souffert à la fois via la violence de son père voulant le “corriger” et via celle de son oncle (Lieutenant, successeur du Souverain et principal antagoniste des personnages). Enfin, il a une foi vibrante.

Permettez-moi de revenir un peu sur ce dernier point. Voici comment Aster (qui quant à elle est athée) voit le choix de son prénom par Theo : « S’il avait choisi le nom de Theo, c’était probablement que ce nom exprimait toute la profondeur de sa foi en Dieu. Son amour pour le Créateur et pour les Cieux était pour lui comme le chant des oiseaux : il faisait partie de son être et de son quotidien. ». Cela développe une des dimensions de la foi qui est un rapport d’être au monde. La comparaison entre une croyance religieuse et un système philosophique ou idéologique (rien de péjoratif, l’idéologie étant entendue comme une grille d’analyse et d’interprétation du monde) est valide à une nuance près : la dynamique interne de la foi met en avant une vérité (bien que non prouvable) et non une possibilité (sinon on serait plutôt dans l’agnosticisme).

Aster, à un moment d’irritation contre lui, décrit leurs rapports : « Vous êtes un saint, vous ne pouvez pas ne pas être vêtu. Vous êtes né entièrement vêtu. Vous ne ressentez aucun désir, comme un eunuque. » ou analyse sa psychologie dans une observation “froide” : « C’était un de ces moments où Theo n’était plus Theo mais le Chirurgien, un être qu’obsèdent les notions de bien et de mal, de devoir. On ne pouvait pas vivre ainsi au bord d’une perpétuelle crise existentielle, prosterné devant l’autel de la pureté idéologique. ». Enfin, elle décrit la manière dont il vit sa foi face au système oppressif sur le Matilda : « Il se blâmait lui-même pour tout ce qui n’allait pas dans l’univers et pensait pouvoir purger le monde de ses maux à condition de jeûner durant le nombre prescrit de jours et de réciter les litanies aux heures fixées. ». Nous avons le portrait d’un homme profondément croyant dont la foi l’amène à une exigence de pureté morale très forte et une vision d’une responsabilité personnelle tout aussi forte.

Theo va finir par rejoindre la révolte après la torture d’Aster par le Lieutenant et définit la révolte en termes théologiques. Relisons cet échange entre lui et Aster :

« – Et si on voit un garde ?

– Je le tuerai, Aster, je le tuerai s’il menace de te dénoncer au Souverain. De toute façon, je le tuerais juste parce qu’il représente une menace. C’est tout simple. J’aurais dû tuer ces hommes qui sont venus te chercher. Je ne l’ai pas fait car ma foi n’était pas assez forte. J’ai prié et j’ai trouvé la force en priant. ».

Ce passage pourrait sembler une rupture par rapport à la logique oblative (de sacrifice de soi) qui transparaissait des extraits précédents. Pour moi, elle est plus un développement du personnage. Celui-ci garde un impératif de réparation du monde vu comme fêlé du fait de la perte de connexion entre Dieu et les hommes. Mais il se rend compte que celle-ci ne nécessite pas uniquement une ascèse intérieure mais aussi une action politique.

En un sens, Theo me fait penser à Nicolas Eymerich tel que Valerio Evangelisti le décrit. Le rapprochement pourra surprendre. Eymerich peut être vu comme l’incarnation la plus pure de l’intégrisme, ayant une peur panique des femmes incarnant une virilité froide et quasi mathématique, Enfin, Eymerich est caractérisé au début par une obéissance au pouvoir politique aveugle aux structures d’oppression.

Theo est quant a lui un chirurgien souvent défini comme doux et s’obligeant en public à paraître plus dur, que révulsent au plus profond de son âme les structures d’oppression du Matilda et qui vit une histoire d’amour (très belle et disséminée par petites touches) avec une athée. Mais Eymerich à plusieurs reprises (dans Le Corps et le sang d’Eymerich et dans Le Château d’Eymerich ) ne se montre pas insensible aux structures d’oppression et de domination, et à la souffrance qu’elles peuvent provoquer. En outre, Eymerich se montre fortement hostile dans Le Château d’Eymerich, à la logique viriliste des loups alpha dominateurs fiers de leur libido dominandi. Et que si Evangelisti est de gauche libertaire et voit dans Eymerich un adversaire, dans le roman Black Flag, la position semble plus complexe. En effet, dans ce roman où la terre est arrivée au point ultime du fascisme, celle qui s’évade, Lilith, et qui tue les médecins fous ayant transformé la Terre en asile, vit ensuite dans une communauté religieuse sur la Lune avec un mystérieux personnage très puissant, appelé Magister (parfois mentionné comme Jaldabaoth). Or, il s’agit d’Eymerich. Et l’histoire d’amour qu’il a notamment dans Le Château d’Eymerich peut faire penser à celle entre Theo et Aster.

Ursula K. Le Guin disait que le jour est la main gauche de la nuit. Je ne peux m’empêcher de penser au fait que Theo est peut-être aussi un Eymerich lumineux (ou Eymerich un Theo déchu).

Je sais que Rivers Solomon est personnellement athée (et c’est assez clair dans ses romans). Je ne pense pas que la vision que j’ai de Theo soit la seule possible ou même la plus probable mais elle est une possibilité de lecture de l’œuvre dans laquelle je me suis retrouvé à titre personnel.

Giselle

Giselle, amie proche d’Aster prise dans une folie d’autodestruction et de colère suite aux sévices qu’elle a subis est un personnage émouvant, probablement le plus tragique du récit. Elle aime Aster profondément tout en ayant avec elle une relation qui finit par s’éteindre et qui était marquée par la violence qu’elle avait subie et qu’elle renvoyait aux autres.

Mélusine

Mélusine, la mère de Theo et la mère adoptive d’Aster est un personnage qui permet de voir comment la structure d’oppression du vaisseau s’enracine aussi dans le fait de se voir arracher ses enfants et de s’occuper des enfants du groupe dominant et oppresseur.

Ces personnages interagissent entre eux et au sein du Matilda avec un certain nombre d’autres personnages parmi lesquels surnagent la mère d’Aster, Luna (morte mais dont le souvenir et le carnet est un élément central du récit), ou encore le Lieutenant, l’antagoniste. Ce dernier étant la seule figure détaillée parmi les adversaires ; il ajoute aux structures d’oppression du vaisseau et à sa déshumanisation un sadisme personnalisé.
Tout en traitant avec finesse la manière dont l’autisme d’Aster influence sa vision du monde, le roman montre de manière frappante l’horreur du système d’oppression en place, qui impacte toutes les relations sociales. Parlant de Giselle après son décès, Aster dit par exemple « qu’elle a probablement survécu à quatre-vingt-onze expériences intensément traumatiques » et l’oppression est comme une épée de Damoclès pouvant frapper à tout moment Aster ou les autres Bas-Pontiens. Pour s’en échapper temporairement, Aster dissocie parfois son corps et son esprit d’une manière montrant la profondeur des traumatismes infligés (le rapport au corps est d’ailleurs un point saillant de l’œuvre de Rivers Solomon).

La révolte

Couverture V0 L'incivilité des Fantômes Rivers SolomonLa révolte commence alors que Giselle a réussi à se tuer plutôt que d’être pendue. On peut voir dans cette étincelle une forme de résistance considérant que certaines vies n’ont de valeur que par l’intérêt qu’elles présentent pour d’autres vies (le fait que le personnage de Giselle soit celui qui se suicide montre aussi que cette logique est désespérée). Puis la révolte se produit via l’action conjointe d’Aster et de Theo.

La révolte semble réussir et devenir une révolution, même si nous ne savons pas comment elle se termine. Giselle a une procession funéraire qui par son existence conteste la logique nécropolitique du Matilda. Dans Qu’est ce qu’une vie bonne ?1, la philosophe féministe Judith Butler réfléchit via la figure d’Antigone sur le rôle accordé à l’enterrement dans les structures de pouvoir nécropolitiques via ce passage correspondant totalement à l’enterrement de Giselle :

« Cette personne sait bien que sa disparition ne correspondra à aucun deuil et elle vit donc activement au présent l’hypothèse suivante : “personne ne me pleurera après ma mort” […] Mais il n’en demeure pas moins que ces formes de persistance et de résistance qui conduisent à pleurer les sans-deuil ont lieu dans une sorte de pénombre de la vie publique et que lorsqu’il arrive qu’elles fassent irruption c’est à la fois pour contester les modèles à travers lesquels ces vies ne cessent de se voir dévaluées et pour affirmer leur valeur collective. »

Enfin, Aster part sur la navette que sa mère avait réparée – sur terre – (le code de lancement étant ad terram en latin ce qui peut faire penser à l’usage du latin comme langue de résistance dans La Servante écarlate de Margaret Atwood) avec le cadavre de Giselle et de sa mère, dont elle retrouve le squelette dans la navette. L’enterrement final traduit un retour à la planète Terre et une forme d’espérance car même si nous ne savons pas ce qu’il adviendra de la révolte ou d’Aster, les dommages écologiques infligés à la Terre se sont quant à eux réparés (on peut d’ailleurs penser à un autre texte également publié aux Forges de Vulcain, à savoir La Source au bout du monde, sur la thématique du retour, et aux réflexions issues de la matière de Bretagne sur la terre gaste (symbole des terres dévastées et en friche).


Annexes

Notes de bas de pages

1 – Judith Butler, Qu’est ce qu’une vie bonne ?, Payot et Rivages, 2014


Bibliographie

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Œuvres de fiction citées :

  • Black Flag
  • Valerio Evangelisti, Le Corps et le sang d’Eymerich, [1996], traduit de l’italien par Serge Quadruppani, 2012
  • Valerio Evangelisti, Le Château d’Eymerich, [2001], traduit de l’italien par Sophie Bajard, Doug Headline, 2012
  • Margaret Atwood, La Servante écarlate, [1985], trad. Sylviane Rué, Robert Laffont, 1987
  • William Morris, La Source au bout du monde, [1896], trad. Maxime Shelledy et Souad Degachi, Aux Forges de Vulcain, 2016

Références critiques consultés :

  • Judith Butler, Qu’est ce qu’une vie bonne ?, Payot et Rivages, 2014
  • https://leschroniquesduchroniqueur.wordpress.com/2020/02/14/lincivilite-des-fantomes-de-solomon-rivers/
  • https://www.quoideneufsurmapile.com/2019/08/lincivilite-des-fantomes-rivers-solomon.html
  • https://justaword.fr/lincivilit%C3%A9-des-fant%C3%B4mes-a6a4f4bddf2e
  • https://les-lectures-du-maki.blogspot.com/2019/12/lincivilite-des-fantomes-rivers-solomon.html*
  • https://233degrescelsius.blogspot.com/2020/02/rivers-solomon-lincivilite-des-fantomes.html
  • https://unpapillondanslalune.blogspot.com/2019/10/lincivilite-des-fantomes-de-rivers.html
  • https://dragongalactique.com/2020/04/12/lincivilite-des-fantomes-rivers-solomon/
  • https://syndromequickson.com/2020/07/10/lincivilite-des-fantomes-rivers-solomon/
  • https://www.anudar.fr/2020/07/lincivilite-des-fantomes.html
  • https://lemondedelhyandra.com/2020/09/29/lincivilite-des-fantomes-par-rivers-solomon/
  • https://nevertwhere.blogspot.com/2020/03/lincivilite-des-fantomes-rivers-solomon.html
  • https://aupaysdescavetrolls.fr/2020/12/08/lincivilite-des-fantomes-de-rivers-solomon/
  • https://nomdunbouquin.wordpress.com/2019/11/04/lincivilite-des-fantomes-aux-forges-de-vulcain-de-linvisible-a-la-revolution-ou-chaque-pas-compte/


Le roman

Couverture V0 An Unkindness Of Ghosts Rivers Couverture L'Incivilité des Fantômes Rivers Solomon

Partie 1 : Les Abysses Partie 2 : L’Incivilité des Fantômes Partie 3 : Sorrowland

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