Interview réalisée par : Sayanel
Date : Le 30 octobre 2022
Après les tristes péripéties de 2020 et l’annulation des Utopiales où l’interview de Mathieu Bablet était initialement prévue, c’est cette année que je prends ma revanche : le festival et les auteurs toujours au rendez-vous, voici pour notre plus grand plaisir le résultat de l’échange qui a eu lieu.
Retrouvez ici l’audio (quasi) brut de l’interview :
Interview avec Mathieu Bablet
1 – Est-ce que tu peux nous présenter un peu ton travail–?
Je suis avant tout auteur de Science-Fiction en Bandes Dessinées. Et je suis principalement connu pour deux bandes dessinées, à savoir Carbone & Silicium, publiée en 2020, et Shangri-La, sortie en 2016.
Retrouvez notre critique de Carbone & Silicium.
2 – Dans tes BD, on voit l’échec de nombreuses révoltes et révolutions, ou encore le chaos qu’elles génèrent. Penses-tu que ça soit un imaginaire qui soit voué à l’échec ?
Non pas du tout. C’est un questionnement qui évolue au travers du temps. En l’occurrence, dans Shangri-La, c’est l’humanité elle-même qui est vouée à l’échec et même pas une forme de rébellion, donc elle a un côté assez nihiliste. Je l’ai écrite en 2014, probablement que je ne la réécrirai pas comme ça aujourd’hui. Dans Carbone & Silicium, non, pour moi la révolution a quelque chose de positif et a même réussi. Il y a ce passage à Los Angeles (à l’avant-avant-dernier chapitre), où l’on voit les contestations dans la rue, et on apprend que le capitalisme a été vaincu. D’une manière générale ça a marché et ça a porté ses fruits. Est-ce que pour autant ça a réussi à freiner l’effondrement qui est dépeint dans le livre ? Non. Mais ça fait pour moi partie du cheminement logique dans les changements sociétaux qu’on va vivre dans les prochaines années.
3 – Tu as l’air de t’amuser à dépeindre les déserts humains, des sociétés où l’humanité n’est plus centrale, une raison à ça ?
Pour moi c’est une question fondamentale, et c’est ce pourquoi on va dans le mur, c’est parce qu’on pense que l’humain est tout puissant, que l’humain est démiurge, qu’il n’a pas besoin de la nature ou de son écosystème. Ou encore qu’il pense qu’on pourrait par notre intellect, par ce qu’on a construit, être indépendant dans un univers aseptisé de vie, parce qu’on privilégierait la technologie, le numérique, qu’on n’aurait pas besoin d’autre chose pour vivre. Et ce pas de côté que je fais dans presque tous mes albums pour recontextualiser l’humain au sein de son environnement (et non pas au centre), c’est fondamental. Cela résoudrait de nombreux problèmes si on arrivait à envisager l’humanité comme un tout qui ne peut vivre que dans son environnement.
4 – Est-ce que tu peux nous parler de ton travail pour construire tes ambiances graphiques ? (les planches de couleurs, la construction, la technique…)
Oui ! Il y a deux aspects en terme de dessin pur.
Moi ce qui me fait plaisir en tant que dessinateur, quand je mets de côté ma casquette de scénariste, c’est vraiment créer des univers, d’où les nombreux détails, d’où un soin apporté à l’architecture, à la perspective et au décor, parce que j’ai besoin que mes personnages vivent dans quelque chose de tangible. Et en plus, thématiquement, ça rejoint un peu la question précédente à savoir que même dans mon dessin, mes personnages sont systématiquement remis dans leur contexte, ils évoluent au sein d’un environnement qui est aussi tangible qu’eux ; de telle sorte que les personnages sont rarement plus mis en avant que le décor, au niveau de la technique du dessin. Cela participe en plus à l’immersion assez profonde du lecteur ou de la lectrice dans l’univers.
Ce travail est conjointement mis à égalité avec celui de la couleur. Pas forcément souvent, mais je trouve que dans la bande dessinée, la couleur n’est pas mise sur un pied d’égalité avec le dessin ; souvent, elle est là pour appuyer des ambiances, elle n’a, à mon sens, pas assez de punch par rapport à ce qu’elle pourrait avoir. Et moi j’essaye d’avoir une couleur qui des fois va même dépasser le dessin, va le manger, va vraiment prendre plus de place que le dessin lui-même. Et ça participe déjà à créer l’univers, mais à mon sens ça permet d’évoquer des sensations un peu plus fortes. Pour le coup je m’inscris vraiment dans une tradition impressionniste, et notamment dans Carbone et Silicium ; le travail sur les ciels, c’est Turner qui m’a influencé. Ce que je ressens devant un tableau de Turner, c’est ce que j’ai essayé de mettre dans certains passages de C&S, et notamment le lever de soleil en Australie, qui est là normalement pour souffler le lecteur.
5 – Dans la même logique, sur le dessin, quelle influence a eu Miyazaki sur ton travail ? Comment as-tu intégré ce géant de l’animation ?
Alors il y a deux aspects.
Le premier aspect ne vient pas seulement de Miyazaki, mais plutôt de l’animation japonaise en général. Je trouve qu’il y a un travail assez intéressant, encore une fois, dans l’équilibre qu’ils ont entre des personnages plutôt simples, et des décors peints à la main, qui sont très très travaillés, à la limite des fois du photoréalisme, même si c’est stylisé. Et je m’inscris complètement dans cette veine-là, avec des décors très travaillés, et des personnages plus simplistes, beaucoup plus stylisés, c’est l’influence de l’animation japonaise. Pour citer Scott McCloud, et ça a du sens : souvent on dit que “le décor est vecteur d’immersion”, c’est pour ça qu’il est très détaillé, et “le personnage est vecteur d’émotions” et c’est pour ça qu’il peut être plus synthétique, parce que ce qu’il faut faire passer, ce n’est pas la tangibilité de son anatomie, mais plutôt les sentiments qu’il essaye de transmettre.
À côté de ça, il y a vraiment une référence thématique : il fait partie des cinéastes qui remettent l’humain dans le contexte dans lequel il évolue. Son appétence pour les thématiques écologiques par exemple, mais même, d’une manière générale, dans tous ses récits, l’humain évolue dans un décor qui est en interaction avec lui, et surtout, il est systématiquement sauvé par son humanisme. C’est quelque chose qui pour moi, au premier degré, n’est absolument pas cynique, ces messages un peu purs, qui peuvent paraîtres naïfs des fois, c’est pour moi ceux qui sont les plus importants, justement.
6 – On peut dire que dans C&S, le propos est assez ambigu, on ne sait pas trop si elles ont acquis une certaine humanité, ou si elles restent des pures IA qui sont juste extrêmement complexes. Pareil, comment pourrait-on qualifier leur relation ? Est-ce que ce flou était volontaire ? Pourquoi ce choix ?
Oui, oui, la première question pose la question de l’inné et de l’acquis. Effectivement, et en ça, on ne sait pas, c’est aussi un questionnement qu’on peut avoir pour les êtres humains. C’est à dire que ce sont des IA qui sont nées, avec une sensibilité, et qui se construisent par leurs expériences. Donc non, finalement c’est conjointement les deux qui font qu’elles sont les personnes qu’elles sont à la fin de l’histoire.
Et au sujet de leur relation et de comment la décrire, c’est une question qui revient souvent, et à laquelle j’aime bien ne pas répondre de manière stricte ; j’aime bien qu’elle soit à l’appréciation des lectrices et des lecteurs. Beaucoup pensent que c’est une histoire d’amour ; j’y vois plusieurs choses, mais j’y vois en tous cas deux âmes sœurs qui sont liées par un lien, le lien ultime, qui dépasse tous les concepts d’amitié et d’amour, elles sont vraiment au-delà de ça de part l’expérience qu’elles ont vécue tout au long des siècles de leurs existences.
7 – C&S, c’est un pavé de 300p, on peut le dire, donc on peut se poser la question de l’accessibilité d’une telle BD, et du risque qu’elle peut avoir à prêcher un peu que des convaincus sur les sujets abordés. Est-ce que c’est un élément sur lequel tu as réfléchis ?
Il y a deux problématiques à ça, et je pense que justement l’aire numérique nous a montrés qu’on prêche souvent des convaincus, et puis c’est tout. Et d’où le fait que tout le monde vive dans sa bulle internet avec ses biais de confirmation, et qu’on est rarement en confrontation avec des gens qui ont des idées radicalement différentes. Donc c’est pareil en art, oui, c’est compliqué, parce que potentiellement, je ne vais rien apprendre de nouveau à qui que ce soit, avec cette distinction que moi je fais de la fiction, et que les gens peuvent rentrer par la fiction. Et c’est tout un jeu d’équilibriste d’ailleurs, d’arriver à rendre une histoire intéressante et autonome, et si les gens sont rentrés là-dedans ; ils pourront retenir le message. L’erreur serait très probablement de mettre en avant le message et d’oublier l’histoire.
Mais après, plus globalement, et en bande dessinée, là où c’est très compliqué, c’est qu’on s’aperçoit que la BD, le principal lectorat, ce sont des CSP+ [Catégories Socio-professionnelles Privilégiées]. Donc des gens qui ne sont potentiellement pas mon cœur de cibles en terme de lectorats, parce qu’ils n’auront pas forcément les mêmes idées politiques, et ils ne seront pas forcément touchés par ce que j’essaye de raconter. On en vient à la question de comment on communique une idée ; dans la création, dans le milieu artistique et dans la BD, si on commence à penser trop à ce genre de questions, on arrête la BD. Je préfère me dire que je distille mes idées dans le seul médium que je maîtrise bien, après, aux gens de s’en emparer.
Cela soulève des questionnements, c’est pour ça qu’avec le Label 619, on essaye d’avoir un prix le moins élevé possible au regard de la pagination et de la fabrication, et cela pourrait être potentiellement plus optimal. Si l’on faisait des bouquins plus petits, et en formats cartonnés, cela serait plus accessible, mais pour autant cela marcherait moins et serait donc moins diffusé… Je pense qu’il faut avoir conscience dans tous les cas que, quel que soit le message qu’on transmet dans l’art, il ne va changer la vie de personne, il est juste là pour apporter sa petite pierre à un édifice plus global qu’est celui de la Culture avec un grand C, et qui crée des imaginaires sociétaux, à condition qu’on y participe.
8 – On voit que vos histoires s’étalent sur des centaines d’années, une échelle assez démentielle. Pourquoi une timeline si longue ?
Ça renvoie aux premières questions, c’est aussi replacer l’humain dans le temps long. Et c’est pareil, de la même manière que l’humain ne sait pas vivre dans un écosystème dont il est dépendant, l’humain ne comprend pas qu’il est sur une timeline plus longue que sa propre vie. Pour moi c’est les mêmes questions, de prendre un peu de distance vis-à-vis de l’Histoire, et d’être capable de voir qu’il y a des choses dont on est dépendant, parce qu’elles sont arrivées avant, et qu’elles auront des répercussions sur plusieurs générations. C’est quelque chose qui me fascine et qui est fondamental en Science-Fiction, dans la mesure où, aujourd’hui, face à une espèce d’ambiance délétère, d’éco-anxiété, etc… si on ne voit pas plus loin que sa propre existence, on développe une forme de nihilisme qui n’est pas du tout constructive.
9 – Un mot me vient à l’esprit à la lecture de ton œuvre, c’est le Vertige. Est-ce qu’il n’y a pas une certaine fascination autour du Néant, du fait de ne plus être ?
Si, complètement. Ça rejoint les deux autres aspects de mon œuvre. C’est toucher à des choses qui dépassent l’Humain. C’est toucher à l’Indicible, à l’immatériel, à quelque chose qui nous échappe et qui est plus grand que nous. Et moi ce vertige, qui peut se traduire par un vertige intellectuel, par un vertige sensoriel, c’est un aspect qui me fascine beaucoup. Justement, c’est là où j’y vois, sans faire de la religion, une trace de sacré, de quelque chose qui dépasse un peu la condition humaine, où on sent que l’esprit a un côté intangible que l’on n’a pas encore totalement saisi. Et c’est dans ce vertige-là que moi je suis capable de le ressentir.
10 – C&S est sorti maintenant il y a plus de deux ans, tu as de futurs projets ?
Oui, le prochain projet sera aussi de la SF, et clôturera un peu cette espèce de trilogie initiée avec Shangri-La, parce qu’elle aura balayé un peu tous les thèmes que je voulais aborder, à savoir avec Shangri-La de la SF spatiale, avec C&S du Cyberpunk, et avec Silent Jenny, mon prochain one-shot, de la SF tellement éloignée dans le temps qu’elle en devient presque de la Fantasy. Et voilà, c’est pour moi les trois mamelles de la SF que j’avais envie d’explorer graphiquement. Cela vient comme une forme d’aboutissement dans mon questionnement et mon évolution dans la SF telle que je la considère.
C’est à dire que Shangri-La, c’était un pamphlet contestataire nihiliste très très influencé par la vieille dystopie littéraire, (avec du 1984, Le Meilleur des Mondes, etc…), qui à mon sens n’est plus très pertinente aujourd’hui, parce que finalement, dénoncer pour dénoncer, cela n’a jamais été constructif, et surtout ça passe à côté des véritables débats.
C&S, lui pour le coup, prend vraiment à bras le corps les problématiques actuelles et contemporaines, et les traite toutes, sauf qu’il n’apporte pas véritablement de solutions (à part dire que ce dont on a besoin c’est du lien les uns entre les autres, et qu’il ne faut pas se couper de ça), et qu’il va à fond dans le catastrophisme ; c’est pas très constructif. La Science-Fiction, là où elle peut être intéressante, et donc là où va aller Silent Jenny, c’est quand elle est militante en fait, quand elle est vectrice d’énergie.
J’aime bien cette phrase de Fréderic Lordon qui disait « Il faut qu’on arrête d’être éco-anxieux, il faut qu’on en devienne éco-furieux », et je pense que c’est là où la SF peut ou doit aller, à mon sens. Aujourd’hui on est dans une SF qui est créatrice, non pas de réflexion, parce que ça ne mène à rien, et que ça ne prêche que des convaincus, mais d’énergie. Il faut qu’elle donne envie d’aller vers un futur, c’est pour ça que c’est important de proposer de nouveaux imaginaires, qu’elle donne envie de se révolter, de changer les choses. C’est sa seule “utilité”, si jamais elle a une utilité.
Pour rappel, Silent Jenny paraîtra en 2024, toujours au Label 619.
11 – Un mot, un message à transmettre à nos lecteurs ?
À part “Soyez éco-furieux ?” [rire] Je dirais continuez à lire de la SF, parce que ça ouvre des imaginaires. Et soyez plus exigeants avec la SF pour qu’elle ne fasse pas qu’ouvrir des imaginaires.
Merci Mathieu Bablet !
C’était cool.