Interview : David Meulemans (Éditeur d’Aux forges de Vulcain)

Réalisée par : Alexeï
Date : 2023


[Alexeï] David Meulemans, bonjour.
Accepterais-tu de te présenter et de présenter les forges de Vulcain à nos lecteurs ? Pourquoi le choix de Vulcain et que signifie-t-il à tes yeux ?

[David Meulemans] Bonjour ! Les éditions Aux forges de Vulcain sont une maison d’édition, qui édite principalement des romans. La moitié de ces romans relèvent de la littérature générale, avec une petite touche d’imagination. L’autre moitié relève de la littérature de l’imaginaire : SF, fantasy et fantastique. Le nom de Vulcain était l’occasion de faire signe vers plusieurs choses : l’artisanat, le compagnonnage des artisans – et autre chose, de plus discret : Vulcain est le seul dieu porteur d’un handicap, et pourtant, c’est lui qui a fabriqué les outils de la puissance des autres. Une manière pour nous d’établir une norme plus inclusive.

Certains, comme Orwell, pensent que nos jugements esthétiques sont toujours affectés par nos croyances et nos préjugés. Concernant l’autonomie du jugement esthétique, arrives-tu, en tant qu’éditeur, à te désolidariser de tes motivations politiques ? Autrement dit, as-tu déjà publié des œuvres avec lesquelles tu étais en désaccord politique mais qui t’ont frappé littérairement, au point de leur accorder tes presses ?

Même si un éditeur choisit ce qu’il publie, il n’exprime jamais directement ses opinions politiques. Les livres de la maison parlent pour lui et ces livres, s’ils portent des idées, portent celles de ses auteurs et autrices. En cela, une maison repose sur une variété de points de vue politiques. Ce qui est encore plus vrai quand on publie de la fiction. Car nombre de grandes œuvres de fiction n’ont pas de sens politique clair et donnent à voir un dialogue entre des visions incompatibles, sans trancher. Mais il y a entre les romans publiés par les forges comme un air de famille, qui est l’effet de la combinaison, dans des proportions variables, de valeurs, comme l’humanisme, le désir démocratique. Valeurs qui semblent banales mais qui, finalement, ne le sont pas tant que cela. Pour répondre à ta question : je n’ai jamais publié de roman où ces valeurs ne seraient pas présentes. Mais je publie régulièrement des romans qui, au sein de ce spectre de valeurs, sont finalement assez éloignés de mes positions propres.

Dans la distance entre souci esthétique et ligne politique, la signification d’une œuvre est-elle déterminante quand tu décides de la publier ?

Je pense qu’un mauvais roman, même s’il porte des idées que je partage, reste un mauvais roman et ne doit pas être publié. Je déteste ces moments où je vois une personne défendre un roman, qu’elle sait mauvais, mais qu’elle ne veut pas accabler, car il lui semble aller dans le bon sens. L’idéal reste de publier des textes qui sont bons et qui sont des contributions fécondes à la conversation collective. Ne publier que des romans dont l’écriture et le sens du récit nous ont convaincu, c’est aussi un moyen d’emmener le plus loin possible les idées qu’ils portent. Les lecteurs et lectrices lisent d’abord des romans car on leur dit que ce sont de bons romans. Donc, il faut faire de bons romans, dans l’espoir qu’ils aillent loin et diffusent, éventuellement, des idées. C’est le grand bénéfice du roman par rapport à l’essai : bien souvent, l’essai ne s’adresse qu’aux convaincus. Le roman, à l’inverse, est polysémique, on peut se l’approprier de différentes façons. On gagne en rayonnement ce que l’on perd en clarté.

Considères-tu que le lien entre littérature et politique est ontologique, et penses-tu que c’est une bonne chose ?

Disons que l’écriture porte toujours une vision du monde, quel que soit le niveau de conscience que l’autrice ou l’auteur a de cette vision. L’écriture, c’est l’effet conjugué de la situation sociale et historique de l’autrice, et de son travail, qui peut amplifier ou atténuer des traits sociaux. En ce sens, littérature et politique sont difficilement dissociables. Mais bien souvent, le sens politique d’un roman, son autrice ne le maîtrise pas, l’éditeur non plus ne le maîtrise pas, si bien qu’une œuvre peut dire explicitement le contraire de ce qu’elle exprime implicitement. Ce lien entre politique et littérature n’est ni une bonne ni une mauvaise chose, c’est un fait. Par contre, ce qui est une bonne chose, c’est ce moment où l’autrice, titre après titre, construit une œuvre où ce qu’elle a à dire lui apparaît plus clairement, et où le fond et la forme finissent par s’accorder.

Vous rééditez souvent des essais de penseurs anglo-saxons du 19ème siècle critiques de leur société (Wilde, Thoreau, Emerson, un essai sur Hawthorne). Que peuvent-ils nous apprendre pour penser le monde d’aujourd’hui ?

Je pense qu’une partie des essais que l’édition produit chaque année sont des illusions : ce sont des échos du bruit de nos conversations, mais pas la conversation même, ce sont des photographies de l’apparence des choses, pas des choses mêmes. Le temps fera son travail, et distinguera les essais anecdotiques de ceux qui ont vraiment fait avancer la conversation. Regarder l’histoire de la littérature montre le résultat de ce genre de travail. Les œuvres du passé ont peut-être survécu à l’érosion car elles avaient touché quelque chose de fondamental, de solide. Wilde essaye d’articuler les droits de l’individu face aux droits de la société. Thoreau essaye de nous apprendre la distinction entre ce qui est important, et ce qui est illusoire. Emerson nous incite à toujours nous perfectionner.
Hawthorne nous rappelle qu’il faut penser par allégories pour voir, dans des situations en apparence différentes, des mécanismes récurrents. Chacun porte une leçon dont la vérité ne s’émousse pas.

Vous avez également publié plusieurs romans de Charles Yu. Que vois-tu dans son œuvre qui saisisse quelque chose de la complexité de la société américaine et des problèmes qu’elle traverse actuellement ?

Charles Yu rumine, comme nombre d’auteurs américains, la question raciale. Mais son angle d’attaque est original : il a une conscience aiguë du fait que les États-Unis se sont faits par le cinéma et la télévision – en cela, la question de la représentation, au sens esthétique et politique, s’y pose différemment. C’est la raison pour laquelle Chinatown, intérieur, son roman sur les personnes d’origine asiatique à Hollywood, a été remarqué. C’est un roman sur les forces qui constituent l’Amérique, sur la question de l’identité, comme une identité narrative qui est pour partie reçue, pour partie imposée, pour partie choisie, dans une sorte de travail collectif de l’image et de la représentation. Toute son œuvre n’est pas sur cette question, mais chacun de ses textes montre des personnages qui ont une forte capacité réflexive, et qui se demandent ce qu’ils sont, au milieu de ces forces écrasantes qui les conditionnent.

La légende arthurienne occupe une place importante dans les textes que vous publiez, des rééditions de William Morris à Uter Pandragon de Thomas Spok. Qu’est ce qui l’explique ?

Il me semble que la matière du Graal, dès ses débuts, a été un miroir tendu que chaque écrivain, chaque génération, peut s’approprier. Mais certaines époques ont plus d’affinité que d’autres avec ce miroir. Je pense que les périodes de crise sont plus propices à l’usage de l’allégorie arthurienne. Je pense que deux ressources de cette allégorie me touchent particulièrement. Dans une époque où les institutions semblent nous trahir ou ne pas être à la hauteur de leur mission, il y a un désir de tout reconstruire, en partant de la vertu individuelle, opposée à l’impuissance qu’une vision paresseuse de la sociologie peut parfois produire, en poursuivant par le travail collectif, mais un travail collectif restreint à un groupe dont chaque individu connaît chaque membre. La table ronde, c’est cela : des chevaliers avec une forte exigence envers eux-mêmes, et une société d’égaux, mais limitée, portée par un idéal. La table ronde, c’est un modèle qui peut résonner avec nombre d’expériences actuelles de reconquête du réel.

Quelle a été la réception de l’œuvre de Rivers Solomon en France ? Comment définirais-tu le renouveau que son œuvre apporte à la littérature de l’imaginaire ?

Rivers est une personne LGBTQ+, noire, américaine et inscrite dans le spectre de la neuro-diversité. Ces sujets se retrouvent dans son œuvre. Je pense que le point d’entrée de Rivers dans la discussion a été grandement soutenu par des personnes concernées par ces questions et qui voient dans cette œuvre une contribution importante. Mais comme tout éditeur ou éditrice, j’espère toujours que les autrices ou auteurs que je publie puissent aller le plus loin possible. Mais notre mission collective désormais est que la Terre entière lise Rivers. Pour moi, d’ailleurs, ce sont d’abord les qualités littéraires de l’écriture de Rivers qui permettent son rayonnement. Rivers pour moi est comme un cheval de Troie : par son écriture, iel fait venir sur des sujets importants des personnes qui ne sont pas initialement curieux de ces sujets. Rivers, comme Charles Yu, pose la question de l’identité, mais sous un angle complètement différent.

Tu es un spécialiste reconnu de l’œuvre d’Ursula K. Le Guin. Dans quelle mesure son œuvre a-t-elle influencé les forges de Vulcain ?

Je crois que ma découverte à l’adolescence de l’œuvre de Le Guin m’a incité à faire des études de philosophie, m’a fait découvrir l’anarchisme et m’a poussé vers l’édition. Elle m’a fait voir que les littératures de l’imaginaire étaient littéraires et politiques. C’est sans doute, avec Franz Kafka et William Morris, l’écrivain qui a le plus influencé les forges.

Les forges de Vulcain publient des textes très pulp comme Lord Cochrane et le trésor de Selkirk de Gilberto Villarroel. La France a-t-elle de bons rapports avec la littérature pulp ?

Le monde de l’édition et de la lecture exprime, à sa façon, l’imaginaire social qui structure la France. Pour dire les choses grossièrement, la France est un vernis de démocratie sur plusieurs couches de tradition autoritaire et élitiste. Si bien que l’édition semble comme tendue entre deux camps : la littérature populaire et la littérature élitiste. Nombre d’autrices, d’auteurs, essayent de creuser un sillon différent, un peu à la Jean Vilar, d’une élite pour tous et toutes, mais on sent que le corps social résiste aux propositions qui seraient, à la fois populaires et pointues. Gilberto Villarroel est un chilien, et, en ce sens, il y a quelque chose d’américain chez lui : il écrit du pulp, mais son écriture est riche en considérations politiques, historiques, littéraires. De même, Howard, le créateur de Conan, voyait dans son héros un dispositif pour interroger la société de son temps. Il me semble que la France a du mal à produire et reconnaître une littérature populaire qui a quelque chose à dire. On parle souvent des auteurs populaires qui sont méprisés par la presse. L’onction par le grand public devient une marque d’infamie pour les instances de validation bourgeoise. Pour ma part, mon grief envers une grande partie de la littérature populaire française n’est pas son succès (au contraire, si on veut faire passer des idées, on doit viser à une large diffusion), ou son écriture (la littérature bourgeoise devrait parfois tourner contre elle le scalpel de l’analyse critique : il n’est pas certain que l’écriture légitimée soit si remarquable que cela…), mais son renoncement à la politique, avec cette idée que parler politique, c’est perdre des lectrices et lecteurs. Je pense qu’il y a deux façons d’échouer comme éditrice ou éditeur : quand on publie un fantastique livre et que personne n’en veut, et quand on publie un texte qui rencontre le succès, mais qui n’a rien apporté au monde.

Quelles sont tes perspectives pour le monde de l’édition en France et tes projets pour les forges de Vulcain ?

Mes projets pour les forges, c’est de les pousser à persévérer dans leur nature. Continuer à faire de l’édition raisonnée, avec peu de titres chaque année. Essayer de trouver cet équilibre entre divertir et dire quelque chose de signifiant. C’est une tâche d’autant plus aisée que l’édition, bien souvent, va dans le sens opposé : trop de livres, des livres édités sans avoir été lus ou pensés, des livres qui ne sont pas accompagnés, des livres qui sont sans nécessité. En ce sens, une de mes missions est de veiller à l’indépendance des forges et, parallèlement, voir comment, tout en restant indépendant, on peut échapper au destin tout tracé de l’indépendance : la confidentialité. Il faut grandir un peu, sans jamais s’aliéner.

Sources

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