« Le garçon était une fille ! », héroïsme et féminité dans les romans de Pierre Bottero – Aurélie Lila Palama

Cet article de Aurélie Lila Palama, chercheuse en littérature jeunesse de l’Imaginaire et spécialiste de Pierre Bottero, a été originellement publié dans une revue de la BNF, La Revue des Livres pour Enfants N°268 – Fiction pour la jeunesse, miroir de la société ?, en décembre 2012.

Télécharger le PDF

Télécharger le PDF

Mise en Page de la Revue des Livres pour Enfants


« Le garçon était une fille ! », héroïsme et féminité dans les romans de Pierre Bottero

Autour d’un autre thème important, celui des figures d’identification proposées aux filles et aux garçons dans les romans qui leur sont dédiés, Aurélie Lila Palama, spécialiste de Pierre Bottero apporte sur la compréhension de son œuvre un éclairage inédit : il se dégage de ses fictions réalistes comme de celles qui se situent dans des mondes imaginaires « un tropisme féminin » remarquable. Et il a mis en scène des héroïnes qui ouvrent, chacune à sa façon, la voie d’une émancipation. Mieux encore elles incarnent des modèles porteurs de qualités précieuses, dont les garçons pourraient bien s’inspirer !

Imaginaire, Littérature, Société

Il fut un temps où les garçons régnaient en maîtres au Panthéon des personnages de jeunesse. Nancy Drew ou Fantômette pointaient bien un nez mutin sur les couvertures des Bibliothèques verte et rose, Les Petites Filles modèles demeuraient incontournables, mais toutes ces héroïnes s’adressaient à un public féminin. Seule Astrid Lindgren, dès 1945 il est vrai, prenait le contre-pied des stéréotypes de genre avec le personnage haut en couleurs de Pippi Långstrump (en français, Fifi Brindacier). Mais là encore, le lectorat était celui des filles. Des filles qui se rêvaient audacieuses et libérées, mais des filles tout de même. C.S. Lewis, dans The Chronicles of Narnia, fut l’un des premiers à oser s’affranchir de ces schémas en imposant dans le paysage guerrier de la fantasy un personnage comme Susan Pevensie, véritable Diane chasseresse. Mais c’était pour mieux condamner ses aspirations à la féminité, pour la bannir au final du royaume de l’enfance aventureuse. Ainsi les clichés rattrapaient-ils l’héroïne, en pleine voie d’émancipation. Il a fallu attendre les toutes dernières années du XXe siècle pour que les jeunes filles soient au centre de romans destinés aux garçons… ou à leurs sœurs, on ne sait plus bien du même coup.

Pierre Bottero, lorsqu’il entame sa carrière de romancier en 2001, s’inscrit dans un paysage éditorial où le clivage des genres commence à se dissiper. Pour autant, son premier roman, Amies à vie, correspond aux standards de la littérature pour adolescentes en mettant en scène des collégiennes. Qu’on y prenne garde toutefois, et l’on discerne dès le titre de cette œuvre inaugurale une ambivalence sur laquelle l’auteur va construire tout le système de son personnel héroïque. Amies à vie : si le premier substantif affiche un féminin conforme aux normes des productions pour jeunes lectrices, ses sonorités, à la lecture, maintiennent une forme d’indétermination. C’est à partir de La Quête d’Ewilan que cette inclination de l’auteur prend tout son sens, que l’héroïne devient pleinement un personnage capable d’intéresser filles et garçons. L’œuvre entière sera dès lors polarisée de telle manière que plus l’espace est référentiel et les personnages réalistes, plus elle cible des lectrices en leur tendant un miroir ; plus la topographie est imaginaire, plus le lectorat potentiel est indifférencié, neutre si l’on veut, c’est-à-dire en français : masculin.

La comparaison de Zouck et du Pacte des Marchombres illustre parfaitement cette dynamique et permet de comprendre le sens qu’elle revêt dans l’œuvre du romancier. D’un côté, l’histoire d’une lycéenne passionnée de danse, qui plonge dans l’anorexie pour perdre quelques kilos de trop, tandis que sa camarade connaît la dépression après une relation amoureuse avec un quadragénaire rencontré sur le net ; de l’autre un spin-off de La Quête d’Ewilan, consacré au personnage d’Ellana et à sa formation de Marchombre, guidée par Jilano. Par sa thématique, Zouck vise frontalement un public féminin. La photographie d’un chausson de danse sur la couverture de ses rééditions est même encore venue préciser ce ciblage. Comme la trilogie à laquelle il succède, Le Pacte des Marchombres, quant à lui, s’adresse à tous les amateurs de fantasy, sans distinction de sexe, même si en ce domaine la prévalence masculine reste de mise. C’est en France que Zouck enchaîne grands jetés et privations ; c’est en Gwendalavir qu’Ellana est initiée à la gestuelle marchombre. Littérature du quotidien d’une part, avec son lot de pathologies dûment détaillées, son cortège édificateur de mises en garde ; littérature de l’imaginaire d’autre part, avec ses monstres, ses merveilles et ses lois propres. On est tenté d’ajouter : roman scolaire, formaté pour le collège, contre évasion récréative.

Dans l’une et l’autre veines, pourtant, l’aventure est la même ; l’aventure dans ce qu’elle a de plus pur, c’est-à-dire « l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente, jusqu’au dénouement qui en triomphe ». En fantasy, la menace est incarnée par les Mercenaires du Chaos qui traquent Ellana ; dans Zouck, elle est tragiquement explicite : « La porte que tu aperçois au bout de ce chemin ne t’offrira pas la légèreté de la danseuse parfaite. Cette porte, c’est la Mort ! » (Zouck, p. 118), prévient Bérénice, la prof de danse, pointant du doigt les périls liés à la dénutrition. La métaphore viatique est un autre point commun entre ces deux fictions, peut-être le principal. Comme Ellana, selon les termes consacrés, arpente la Voie des Marchombres dans les pas de Jilano, Zouck, en dépit d’une perte de tonus, se croit « dans la bonne voie » (id., p. 99) lorsqu’elle aperçoit sa silhouette émaciée dans les miroirs de la salle de danse. Pour l’une comme pour l’autre, il y a, au bout de la voie, à l’horizon de la quête, l’harmonie du geste, la plénitude de l’équilibre, l’affranchissement de la pesanteur : « La danse classique, c’est le bonheur de l’envol » (id., p. 42), confie Zouck ; le mot sert de sous-titre au deuxième tome de la trilogie des « Marchombres ». Il résume à lui seul l’ambition des deux filles. Mais Zouck se fourvoie d’abord : son trajet dénonce les « chemins sombres » (id., p. 155) de la maladie, quand celui d’Ellana, pardelà les drames, est tout en lumière. La réconciliation finale de la jeune danseuse avec son corps n’en est, évidemment, que plus méritoire. Son histoire illustre ainsi la maxime énoncée par Jilano dans l’appendice d’Ellana : « Le marchombre est la voie et la voie est le marchombre. » (Ellana, p. 434). Autant dire que chacun incarne ses choix et devient le produit de ses actes.

C’est ce principe qui préside à la circulation des thèmes d’un monde à l’autre, de la France à Gwendalavir, du roman-miroir à la fantasy, de la réalité à l’imaginaire. C’est pour l’enseigner que le romancier propose aux garçons des modèles féminins dans ses romans de fantasy. Les échos entre les œuvres suggèrent, en effet, une analogie de la quête héroïque vécue dans des contrées imaginaires et de la confrontation des filles à cette cruelle réalité que Zouck lit dans les miroirs inutiles des vestiaires :

« Ne sont-ils pas là uniquement pour nous rappeler à nous, futures femmes, que le paraître est notre fonction première ? Nous inciter à nous calquer sur un modèle défini par la mode et figé par les canons des maîtres de chorégraphie ? Miroirs qui ne font que refléter nos désirs et nos faiblesses… » (Zouck, p. 91).

Les femmes vivent au quotidien ce que les garçons découvrent en frissonnant dans les livres. Vaincre leurs désirs et triompher de leurs faiblesses réclament autant d’héroïsme qu’affronter des hordes de mercenaires déchaînés ou de monstres sanguinaires, telle est en somme la leçon de l’enchevêtrement, dans la création botterienne, des récits réalistes et des cycles de fantasy.

En conséquence, la fille se donne à l’imaginaire du romancier comme une personnification de l’héroïsme. C’est pourquoi, lorsqu’Ellana s’étonne que Jilano ait eu pour maître une femme, celui-ci lui réplique en toute simplicité : « Bien sûr […]. Comment aurait-il pu en être autrement ? » (L’Envol, p. 94). Sa réponse élucide la place centrale que le romancier réserve aux personnages féminins de La Quête d’Ewilan aux Âmes croisées en passant par Les Mondes d’Ewilan et Le Pacte des Marchombres. Seules les femmes peuvent enseigner aux hommes comment s’élever au-dessus de leur condition, comment s’envoler ; seules les filles peuvent offrir aux garçons des exemples dignes de ce nom. C’est au point que la confusion est parfois possible comme lorsque Clélia apparaît à Tristan dans Tour B2, mon amour, et qu’au détour d’un geste, à l’accent d’une voix, la révélation s’impose : « Le garçon était une fille ! » (Tour B2, mon amour, p. 12). Il fallait bien des héroïnes aux romans de fantasy comme aux récits réalistes, car il n’est de virilité accomplie qu’au féminin.

Couv 2003Aux lectrices, il suffit de tendre un miroir pour les héroïser, il suffit soit de les peindre au naturel comme dans Amies à vie, soit de leur donner la parole comme dans Le Garçon qui voulait courir vite, où l’écrivain s’efface derrière le « je » d’Agathe. Pour les lecteurs, il convient en revanche d’ajouter au tain une touche de féminité. La féminisation du personnel de fantasy apparaît dès lors comme une stratégie de l’imaginaire botterien pour adapter au public masculin les leçons d’héroïsme que la vie enseigne aux filles. Jean Sylvestre, au début de Fils de sorcières, s’endort « en [s]e demandant pour la cinq cent milliardième fois, pourquoi dans [s]a famille, seules les filles sont des sorcières » (Fils de sorcières, p. 13). La réponse coule de source : il en va de même dans toutes les familles. Sorcières sont les femmes, car la société les fait magiques. Les hommes ne peuvent espérer partager leurs pouvoirs qu’à la condition de respirer, comme Jean et son père au dénouement de leurs aventures, un peu de la « lumière dorée » (id., p. 182) qui en émane. La fantasy de Pierre Bottero se propose de leur en offrir l’occasion.

 Au fil des interviews, Pierre Bottero, pour éclairer son écriture, ne cessait d’invoquer son estime pour les femmes et la présence à ses côtés de son épouse et de ses deux filles : Brune qui donne son prénom à l’héroïne d’Amies à vie, et Camille qui prête le sien à Ewilan dans le monde réel. Mais il y a plus dans le tropisme féminin de sa création. « Les écrivains dansent sur leur plume, leurs mots sont des ballets qu’ils offrent à leurs lecteurs » (Zouck, p. 45), a dit un jour à Zouck son prof de français. Elle y repense en composant « des poèmes brefs et ciselés qui trait[ent] d’envol et de pureté », des poèmes qu’elle déchire aussitôt « pour qu’ils gardent à jamais la beauté de l’éphémère » (id., p. 99), des poèmes que l’on apprendra, avec Jilano, à qualifier de marchombres. Ainsi l’écriture est-elle conçue par le romancier comme une voie d’accès à la grâce de ses héroïnes, comme une danse dans laquelle il entraîne ses lecteurs. Apprendre aux filles qu’elles sont aussi fortes que les garçons, plus fortes qu’eux, même ; enseigner aux garçons la délicatesse des filles : telle est la loi qui partage les deux versants de l’écriture botterienne. Elle prône, en définitive, un idéal de la mixité qui découle d’un rééquilibrage de l’imagination héroïque en faveur des femmes – un idéal « D’équilibre parfait.[…] Un ballet de vie. » (Ellana, p. 430).

Aurélie Lila Palama


Bibliographie

  • Amies à vie, Père Castor-Flammarion, 2001
  • Le Garçon qui voulait courir vite, Père CastorFlammarion, 2002
  • La Quête d’Ewilan :
    – T.1 : D’un monde à l’autre, 2003
    – T.2: Les Frontières de glace, 2003
    – T.3 : L’Île du destin, 2006
  • Fils de sorcières, Rageot Jeunesse, 2003
  • Les Mondes d’Ewilan :
    – T.1 : La Forêt des captifs, 2004
    – T.2 : L’Œil d’Otolep, 2005
    – T.3: Les Tentacules du mal, 2005
    Rageot Jeunesse
  • Zouck, Flammarion, 2004
  • Tour B2 mon amour, Flammarion, 2004
  • Le Pacte des Marchombres :
    – T.1 : Ellana, 2006,
    – T.2 : L’Envol, 2008
    – T.3 : La Prophétie, 2008
    Rageot Jeunesse
  • Les Âmes croisées, 2010, Rageot Jeunesse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.