Critique et Réflexion : À la Croisée des Mondes – Philip Pullman

Je vous propose aujourd’hui un plongeon dans À la Croisée des Mondes, cette trilogie qui a marqué mon adolescence, et qui m’accompagne encore aujourd’hui.


L’auteur

Philip Pullman est un écrivain (qui préfère le terme de conteur) né à Norwich, en Angleterre, en 1946, et qui a grandi durant une partie de son enfance en Afrique. Après un retour au Royaume-Uni, il sera admis à l’Université d’Oxford, où il enseignera quelques temps.
Philip Pullman est particulièrement reconnu pour sa trilogie À la Croisée des Mondes, dont le premier tome paraît en 1995. Une œuvre magistrale née (entre autres) en réaction à la série fantasy de propagande chrétienne Narnia.


Couverture À la Croisée des Mondes de P. PullmanRésumé

Dans une vieille Angleterre alternative où chaque personne possède un dæmon – forme animale d’une partie de l’esprit humain –, Lyra, enfant de 11 ans, voit son meilleur ami kidnappé par une organisation mystérieuse. Pour cette raison, elle part à la découverte du monde avec Pantalaimon, son dæmon, en entamant un voyage vers le Nord à la poursuite des ravisseurs de Roger. Elle fait alors la rencontre de nombreuses créatures fantastiques et d’un élément, la Poussière, qui intrigue un certain nombre de scientifiques et semble avoir une importance capitale.


Critique d’À la Croisée des Mondes

L’univers

L’univers d’À la Croisée des Mondes est un multivers. Le monde de Lyra, dans lequel on évolue pendant tout le premier tome est déjà largement développé et étoffé. On découvre d’abord, en suivant Lyra dans Jordan College, l’université et l’érudition, et on touche du doigt l’importance que va avoir la religion dans tout le roman. On côtoie la haute société avec l’arrivée de Mme Coulter ; puis des milieux plus populaires avec les gitans qui accompagnent Lyra, de nombreuses communautés au nord, et enfin on rencontre des sociétés très différentes des nôtres avec les sorcières et les Ours en armure.
Le voyage de Lyra nous permet de parcourir un monde assez complet, avec une histoire, un background politique et un développement qui en font un bon univers de fantasy. Mais on découvre par la suite de nombreux mondes parallèles différents dans les tomes suivants, dont trois au moins ont une place particulière dans l’histoire.

Au cours du deuxième tome, on explore un monde qui semble être le nôtre, d’une importance capitale car Will, le deuxième personnage principal, en est originaire. On découvre ensuite le monde de Cittàgazze, dans lequel Lyra débarque après avoir quitté le sien. C’est un lieu également important car il s’agit d’un croisement entre tous les mondes, de leurs connexions. On y retrouve une ville déserte où des spectres se nourrissent d’âmes humaines, dans une atmosphère apocalyptique reflétant un déséquilibre entre les mondes, point central de l’histoire du roman. En dernier lieu, le royaume des morts dans le tome trois permet à l’auteur d’offrir une vision de la mort et de son acceptation ; et d’étoffer les relations entre humain et dæmon également.

Au-delà de la diversité des lieux que l’on visite, le fonctionnement des mondes est aussi développé : le passage d’un monde à l’autre grâce au couteau, l’importance de la poussière et de l’équilibre entre les mondes, l’impossibilité pour nous de circuler ou de vivre dans un monde qui ne nous appartient pas.

«  Voilà la raison de toutes ces choses : ton dæmon ne peut vivre toute sa vie que dans le monde où il est né. Partout ailleurs, il finit par tomber malade et il meurt. Nous pouvons voyager, grâce à des fenêtres ouvertes sur d’autres mondes, mais il nous est impossible de vivre ailleurs que dans le nôtre. » John Parry.

  À la Croisée des Mondes, Intégrale p.975.

D’une certaine manière, c’est l’idée que des milliers et des milliers de mondes existent, dont les mondes que nous visitons par nos lectures ou toute autre forme de fiction. L’idée que, si notre imaginaire permet d’y avoir accès à l’infini, ils nous sont inaccessibles physiquement, et toujours éphémères. Ainsi, la fiction peut apporter différents moyens d’appréhender le réel, d’y trouver de nouveaux points de vue, ouvrir nos horizons et nous faire apprendre et innover, mais elle ne doit et ne peut jamais servir à échapper au réel, au risque de se perdre.

L’intrigue

L’histoire de Lyra est complexe. D’abord portée par le simple désir d’explorer le monde avec son oncle, puis par la farouche volonté de retrouver son meilleur ami ; Lyra finit par carrément quitter son monde pour partir à la recherche de réponses à ses nombreuses questions, et à la recherche de la Poussière. Sa rencontre avec Will la pousse ensuite à l’aider à retrouver son père. Puis l’enchaînement des événements va l’emmener à découvrir les autres mondes, à trouver des réponses à ses questions mais aussi à se poser de nombreuses nouvelles questions.

Si Philip Pullman n’est clairement pas le seul à utiliser un multivers dans ses romans, il a cependant cette particularité d’utiliser l’existence de plusieurs mondes parallèles comme un élément clé de l’histoire, et de ne pas hésiter à en faire visiter plusieurs au lecteur, sans pour autant le perdre.

Les personnages

Les dæmons

La psychologie de chaque personnage est abordée avec le concept de dæmon, ce morceau d’âme humaine qui prend vie sous forme animale. L’apparence et le caractère des dæmons en dit long sur leurs humains ; on notera par exemple que les domestiques, au caractère plus soumis et obéissant, ont souvent un dæmon avec une apparence de « chien, comme presque tous les dæmons des serviteurs », (À la Croisée des Mondes, Intégrale, p.13). Dans le Magisterium, institution diabolisée tout le long de la trilogie, on retrouve des dæmons tels que des serpents, une salamandre, une araignée… Du côté de leur caractère ; il est souvent complémentaire à celui de leur humain. Ainsi, Pantalaimon est plutôt peureux là où Lyra est effrontée, par exemple. Il est aussi expliqué que les dæmons ont un sexe (ou genre ?) opposé à celui de leur humain, la majorité du temps.

Des personnages féminins forts

Lyra Parle-d’Or est une jeune fille au caractère bien trempé et aventureuse, ce qui en fait une des premières héroïnes féminines de la littérature fantasy jeunesse. On retrouve plusieurs autres figures féminines importantes dans le récit telles que Serafina Pekkala ou encore Mary Malone. Le féminisme est notamment abordé lorsque Marissa Coulter rencontre Mary Malone : Marissa évoque alors les difficultés qu’elle a rencontrées pour se faire une place dans le Magisterium, pour se faire respecter en tant que femme scientifique, et sa jalousie en découvrant que Mary Malone est titulaire d’un doctorat, chose qui a toujours été refusée à Marissa à cause de son genre.

Les figures parentales

Marissa Coulter et Lord Asriel sont également deux protagonistes, et antagonistes, aussi intéressants que complexes.

D’un côté, une femme décrite comme manipulatrice, n’agissant que par intérêt personnel ou pour le bien de l’église. Mais aussi présentée comme une mère très aimante (bien qu’assez toxique), et même blessée par les portes que sa condition de femme lui ferme. Chez elle en particulier, on comprend la psychologie du personnage grâce à son dæmon. Celui-ci est dénigré à de nombreuses reprises, ne parle jamais, contrairement aux autres dæmons, et on ne connaît pas son nom. Marissa le maltraite régulièrement et le domine totalement ; cela renforce à la fois le côté tyrannique du personnage ; y compris envers sa propre personne ; mais fait aussi d’elle quelqu’un de torturé, qui refuse de s’accepter et de s’aimer elle-même, et qui compense cela par son comportement abject et manipulateur envers les autres.

De l’autre côté, Lord Asriel est un homme porté par l’ambition : il ira tout de même jusqu’à créer sa propre république entre les mondes et provoquer Dieu lui-même en guerre. Il est porté par de fortes convictions anticléricales, persuadé que les institutions religieuses ne font qu’apporter malheurs et soumission aux hommes. Cependant, étant prêt à tout pour atteindre ses objectifs, son ambition l’amène à commettre des actes horribles tels que sacrifier un enfant innocent, ainsi que délaisser sa propre fille sans aucun scrupule alors que celle-ci court un grand danger.

Concept de conscience de soi, passage de l’enfance à l’âge adulte et Poussière

La Poussière

Avec le concept de la Poussière, l’auteur aborde dans cette trilogie des questions très philosophiques autour de la conscience : qu’est-ce qui nous différencie des animaux ? Quand est-ce qu’un enfant devient une personne à part entière ?

L'Aléthiomètre, qui fonctionne à la Poussière, À la Croisée des Mondes de Philip Pullman
L’Aléthiomètre, qui fonctionne à la Poussière

Rappelons d’abord le concept : « le terme Poussière n’est qu’un mot pour désigner ce qui se produit quand la matière commence à comprendre ce qu’elle est. », (À la Croisée des Mondes, Intégrale p.677). La Poussière est donc une particule qui, si elle est présente partout dans le monde, est fixée tout particulièrement aux êtres ayant conscience d’eux-mêmes. Dans l’univers, certaines espèces peuvent la voir à l’œil nu, comme les anges et les Mulefas, mais les humains doivent utiliser des outils pour y accéder : Lord Asriel utilise la photo argentique, Mary Malone utilise d’abord une machine complexe créée avec des outils de physique quantique, avant de créer une longue-vue d’ambre huilée avec de l’huile de cosse, élément indispensable aux Mulefas, qui permet de voir la Poussière quand on regarde à travers. On s’aperçoit avec Lord Asriel puis Mary Malone que les adultes ont beaucoup de Poussière autour d’eux, tandis que les enfants et les animaux n’en ont qu’une petite quantité. C’est d’ailleurs de cette façon qu’Atal, l’amie Mulefa de Mary, sait immédiatement en rencontrant Mary qu’elle est douée de conscience, malgré qu’elle n’ait jamais rencontré d’humains avant elle.

De l’enfant à l’adulte…

Les termes « enfant » et « adulte » dans le monde de Lyra ont une signification précise : un enfant devient un adulte lorsque son dæmon perd la possibilité de changer de forme. C’est à ce moment-là que la Poussière se fixe en grande quantité sur la personne. Ce mécanisme fait d’autant plus sens quand on sait que les dæmons, comme les anges, ne sont faits que de Poussière (on le sait notamment parce que contrairement à leur humain, ils disparaissent lorsqu’ils meurent, et ne sont donc pas faits de chair et de sang). Ainsi, un enfant possède un dæmon qui peut changer de forme, tout comme la Poussière autour de lui qui est en petite quantité et fluctuante, puis quand l’enfant prend « conscience de lui-même » et devient « adulte », son dæmon prend sa forme définitive et cette même Poussière s’agrège et se fixe autour de lui.

Réflexion sur les « failles » du concept

Évidemment, cette représentation du concept de conscience a ses limites, il est déjà assez difficile d’imaginer que la conscience de soi soit si binaire, on comprend d’ailleurs dans le livre que les enfants ne deviennent pas des adultes du jour au lendemain. En effet, même si l’obtention de la forme définitive de son dæmon est célébrée, il est décrit que les dæmons se transforment de moins en moins quand ils grandissent, et il serait logique de penser que la Poussière se fixe petit à petit sur les enfants. Cependant, le mécanisme décrit ailleurs dans le livre paraît très brutal. Par exemple, quand Mary revoit Lyra et Will chez les Mulefas, elle affirme qu’ils ont tous les deux peu de Poussière sur eux (avec sa longue-vue), avant d’être surprise quelques jours plus tard de voir beaucoup de Poussière sur eux après que leurs dæmons respectifs aient pris leur forme définitive. Idem au niveau des rapports entre les humains et les animaux. Ceci n’est pas très développé dans le livre, mais il paraît difficile de penser que tous les humains aient conscience d’eux-mêmes et qu’aucun animal n’ait cette capacité, bien que la scission humains/animaux sur la base de la « conscience » soit un sujet débattu en philosophie depuis des siècles.

Critique de la religion

À la Croisée des Mondes est une œuvre ouvertement antireligieuse, ou au minimum anticléricale. Une de ses intrigues principales met en scène une guerre contre Dieu, et, même si celui qui la mène n’est pas présenté comme un personnage très moral, tous les personnages et institutions du côté de l’Autorité sont diabolisés, montrés comme tueurs d’enfants, cachant la vérité, utilisant la torture, perfides et sans éthique. L’institution religieuse est toujours présente dans chaque monde que Lyra traverse, et il s’agit toujours d’une institution qui tend à imposer sa croyance à tous, à cacher et réfréner la recherche scientifique.

On apprend aussi dans la suite de la trilogie que l’Autorité, présentée par les institutions religieuses comme le créateur, est en fait un simple ange qui n’y est pour rien dans la création du monde mais qui, étant l’un des premiers êtres vivants à apparaître, s’est autoproclamé créateur pour accroître son pouvoir et son influence.

Concernant la Poussière, elle aussi est diabolisée par l’Église. Là où les sorcières et certains anges affirment qu’elle est belle est précieuse, que sans elle la vie serait vide de sens, les institutions religieuses, après avoir nié son existence de manière officielle, essayent d’empêcher ses interactions avec les humains. Pour cela, ils séparent des enfants de leur dæmon, ce qui fait d’eux des individus vides de toutes pensées cohérentes et manipulables à souhait. De plus, la Poussière est largement présentée comme un élément indispensable à l’équilibre du monde et qu’il faut sauver, car elle est en train de disparaître. Cela renforce encore plus le côté antagoniste de la religion, qui lutte donc contre l’équilibre du monde, contre le savoir, contre la conscience.

Rapport à la mort

À la Croisée des Mondes de Philip Pullman, couverture du T3, le Miroir d'AmbreLa remise en question de la vision religieuse de la mort est aussi un élément majeur de la trilogie, et plus particulièrement du troisième tome. En effet, là où avec l’existence de « dieu » et la propagande des institutions religieuses, on peut s’attendre à l’existence d’un paradis et d’un enfer, régi par des règles précises, on s’aperçoit que la réalité de la mort correspond juste à un purgatoire infini de misère et d’oubli, où les âmes dépérissent sans jamais pouvoir trouver la paix. Quand la solution apparaît pour elles d’y trouver une échappatoire, même si complètement incertaine, la plupart des mort.es acceptent cette alternative tant leur condition actuelle est horrible. Finalement, cette échappatoire s’avère être une simple et unique disparition et retour à la matière, qui apparaît pour les morts comme une libération totale et un moyen de finalement trouver la paix, et retrouver leur dæmon perdu (qui retourne à la Poussière dès la mort, avant le purgatoire). L’auteur affirme ainsi que la seule réaction possible et saine face à la mort est l’acceptation, et Lyra et Will seront présentés comme « ceux qui ont tué la mort » à la suite de cette aventure dans le monde des morts.

« Quand nous étions vivants, ils nous disaient que, une fois morts, on irait au ciel. Ils disaient que le ciel était un lieu de bonheur et de gloire, et que nous passerions l’éternité en compagnie des saints et des anges à prier le Tout-Puissant, dans un état de béatitude. Voilà ce qu’ils disaient. Et c’est ce qui a conduit certains d’entre nous à donner nos vies, et d’autres à passer des années dans l’isolement et la prière, pendant que la joie de l’existence nous tendait les bras, sans que nous le sachions. Mais le pays des morts n’est pas un lieu de récompense, ni de châtiments. C’est un lieu de néant. Les bons et les mauvais viennent tous ici, indifféremment, […]. Or, voilà que cette enfant vient nous offrir une échappatoire, et j’ai bien l’intention de la suivre. Même si ce choix est synonyme d’oubli, mes amis, je l’accueillerai avec bonheur, car il remplacera le néant ; nous ressusciterons dans un millier de brins d’herbe, un million de feuilles, nous tomberons du ciel avec les gouttes de pluie, nous volerons avec la brise, nous scintillerons dans la rosée sous l’éclat des étoiles et de la lune, là-bas dans ce monde physique qui est notre véritable foyer, depuis toujours. Alors, je vous en conjure, suivez cette enfant vers les cieux ! » un fantôme.

À la Croisée des Mondes, Intégrale p.936-937.

Conclusion

Pour finir, À la Croisée des Mondes est une trilogie de fantasy jeunesse riche, palpitante, mais surtout offrant une réflexion sur le monde particulièrement approfondie. Ainsi, c’est un livre qui se lit à tout âge, avec différents niveaux de lecture qui vont du simple roman d’aventure fantasy à une réflexion sur nous-mêmes. C’est le genre de roman si profondément formateur qu’il pourrait bien vous laisser une trace indélébile, même des décennies après sa lecture.

À bientôt peut-être, au détour d’un banc d’Oxford…

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