Interview réalisée par : Sayanel
Date : 31 octobre 2024, aux Utopiales
Après quelques années de vagabondages, Alain Damasio s’en est retourné cette année au premier festival qui l’a pris sous son aile : les Utopiales, l’occasion pour nous de revenir sur les 20 ans de bouillonnement philosophique, politique et littéraire qui l’ont traversé.
Présentation d’Alain Damasio
Alain Damasio, né en 1968 à (Nest)Lyon, est principalement reconnu pour son roman La Horde du Contrevent (2004). Vaste périple initiatique, La Horde raconte le voyage des 23 Hordiers, qui remontent le Vent en quête de son origine en s’échangeant à tour de rôle la place de narrateur. Les vieux de la vieille SF le connaissent aussi pour La Zone du Dehors, réécriture de 1984 à l’aune des dictatures du XXIème siècle. Mais Alain Damasio, c’est aussi des jeux vidéo (Remember Me, Life is Strange), de la musique par les BO de ses livres, et même des lectures-concerts… Il a aujourd’hui monté son « École du Vivant » près de Sisteron, basé sur la philosophie du vivant et du lien de Pablo Servigne, un lieu de vie collective, d’autonomie, de lutte, et d’écriture.
Enfin, Alain Damasio, on aime à discuter avec lui, auteur gentil, qui a la tchatche, et que l’on retrouve parfois dans quelques aventures humaines et politiques…
Retrouvez ici l’audio (quasi) brut de l’interview :
INTERVIEW ALAIN DAMASIO
[Sayanel] Quel recul as-tu aujourd’hui sur La Horde du Contrevent ?
[A. Damasio] : Woaw… Je pense j’ai beaucoup de recul et en même temps pas tant que ça. Je n’ai jamais relu le livre depuis qu’il est sorti, et en réalité c’est le cas pour tous mes livres, je ne les relis pas. La seule chose que j’ai pu relire c’est des passages, ou des passages que j’ai entendus parce qu’ils sont joués, au théâtre ou lors de slam, etc. Donc le livre a une certaine distance sur la mémoire intérieure tu vois, j’ai pas d’évidence. Sur de nombreux chapitres j’aurais du mal à te dire ce qu’il y a dedans même si la mémoire de l’écriture est très forte. Au bout de 20 ans, il y a des choses qui disparaissent. Ce qui m’avait remis dedans, c’était quand on avait fait Windwalkers, la tentative en 2013-2014 de faire un film d’animation. Donc là j’avais plus travaillé sur les thématiques, le cœur-concept, j’avais retravaillé ce qu’était le contrevent et les mythologies de l’univers. Et là ça avait vraiment réanimé et réactivé un peu ce monde-là. Mais disons qu’il me suit en permanence parce qu’il y a la BD qui sort un tome tous les deux ans, il y a des gens qui font du théâtre, des fictions radiophoniques dessus.
Donc si tu veux le recul il est très bizarre. Là j’ai fait une postface dessus pour l’édition des 20 ans, et c’était assez touchant, parce que j’essayais de revenir au moment où je l’ai écrit, où j’avais 32–35 ans, en Corse. Et le garçon que j’étais alors, avec toutes ses limites, toute sa gnaque aussi, et c’est ça qui reste, qui reste très fort. C’est cette personne-là à laquelle j’ai envie de penser. Ce gamin-là qui part en Corse, dans cette petite baraque de 30m² qui y reste 15-20 jours par mois. Qui est complètement seul, qui a pas de copine, qui a pas d’enfants, et qui est complètement fou avec ce livre qu’il avance pendant trois ans. Ça, ça reste exceptionnel. Ça explique l’incroyable intensité, l’incroyable même bizarrerie de ce livre, qui en termes d’immersion est monstrueux. C’est un livre d’apnée profonde, mais parce que je l’ai écrit en apnée. Un livre sans pitié, sans triche. Très dans l’engagement, très pur dans l’immersion. Et je crois ça explique beaucoup son succès.
Est-ce que c’était le sens de ta question ?
Oui totalement, après je pensais aussi au recul politique, mais on pourra l’aborder dans d’autres questions.
Entre la nécessité d’un travail sur la langue et la syntaxe riche, et les dangers d’une écriture élitiste, est-ce que tu as trouvé un équilibre ou un moyen de résoudre cette tension ?
Entre écriture élitiste et exigence ? Je crois j’ai eu beaucoup de chance parce que ça reste une écriture exigeante, de fait, et j’ai écrit tel que moi je pense qu’il faut exprimer la sensation, le concept, la perception ou l’émotion du personnage, donc je reste totalement axé sur ce que le personnage éprouve et j’essaye de restituer. Et il se trouve que mon écriture est exigeante par rapport à ça, en tout cas très précise par rapport aux sensations physiques. Et malgré ça, ça reste accessible, donc c’est plus une chance qu’autre chose. Tu vois, si je lis Léo Henri, si je lis Sabrina Calvo, si je lis luvan, pour prendre vraiment ces trois auteurs que j’admire beaucoup, qui sont édités à La Volte et qui sont pour moi des très grands écrivains et écrivaines, je pense que leur exigence parfois rend difficile l’accès au livre. Notamment les exigences narratives, les exigences de contrer toute narration à certains moments ou d’accepter d’être dans quelque chose qui est purement sensitif, sans nécessairement qu’il n’y ait pas d’histoire ou qui soit de la poésie pure, mais qui assume que le tracteur, le moteur, ne soit pas narratif. Ça, ça rend plus difficile l’accès.
Moi je pense ce qui m’a sauvé, c’est pas tellement que j’aurais cherché un équilibre entre exigence de style et accessibilité, je pense que j’ai pas fait de compromis là-dessus. Mais par contre, ce qui me sauve, c’est la narration, il y a un vrai récit, La Horde est sauvée par sa dimension épique, qu’elle est sauvée par ses personnages, elle est sauvée par le fait qu’il y a une véritable histoire, très simple, sur un cadre narratif très basique : on remonte le vent jusqu’à voir sa source et on va voir ce qu’il y a. Ce câble-là, il est ultra puissant. C’est presque un câble de blockbuster, dans sa simplicité. C’est ça qui tient le lecteur et qui fait qu’il accepte de quand même passer par des styles de Golgoth, qui sont quand même bourrés de vocabulaire du Perche au XVIIIe, de l’argot particulier, qui se tape les passages de l’autoursier, du fauconnier alors que c’est directement tiré de livres sur la fauconnerie et que c’est quand même exigeant, et qu’il y a des moments philosophiques d’Oroshi qui sont quand même difficiles aussi. Donc ça reste exigeant, mais on accepte de le faire, de passer ça, parce que l’histoire te tire. J’ai envie de dire, le côté mainstream de mon travail il est là, c’est peut-être ce qui explique que le livre il est arrivé à avoir beaucoup de succès parce que, malgré tout, il y a une ligne un peu universelle de récit. La Horde, tu peux pas faire plus basique, tu prends le groupe là, ça fait dix ans qu’ils contrent, tu vas les suivre, ils vont contrer, contrer, contrer, c’est toujours la même direction, sur le contrevent, et jusqu’au bout. Ça, ça fait que t’acceptes d’affronter des choses difficiles.
Moi je me trouve moins fort stylistiquement aujourd’hui que dans La Horde, c’est paradoxal, Les Furtifs sont moins bien écrits que La Horde l’est, c’est horrible à dire, mais c’est parce que j’ai pas assez ressourcé mon style, je n’ai pas assez lu. J’ai continué sur mon acquis. Quand j’ai lu pour La Zone du Dehors et La Horde, j’ai lu énormément Mallarmé, Volodine, Arthaud, la poésie, et mine de rien ça fait monter instinctivement le niveau. Tu vois là je me suis mis à lire Giono, rien qu’en le lisant, il y a des registres métaphoriques où je monte le niveau, parce qu’on l’absorbe. On a cette capacité qu’on est doué littérairement d’absorber les autres styles. Ça fait monter le truc. Mais je considère que j’ai pas assez bossé.
Autour de La Horde, les créations prolifèrent, des pièces de théâtre, un jeu vidéo (auquel j’ai joué d’ailleurs), et une (petite) bande-dessinée. Es-tu satisfait des travaux d’adaptation autour de ton œuvre ?
Ouais, j’ai une approche très claire, très simple sur les adaptations et les utilisations de mon travail. Le mot c’est liberté totale. Je considère que moi j’ai fait ce que je devais faire dans le livre. J’ai été au bout de ce que je pouvais faire. J’ai fait le livre, j’ai envie de dire, « optimum » par rapport à mes capacités de l’époque. Le livre, il a des gens qui l’aiment et des gens qui l’aiment pas bien sûr, mais il a sa force et il tient tout seul. Après quand les gens s’en emparent, pour moi c’est je suis face à des artistes comme moi, qui ont besoin de créer librement. Donc moi je vais pas émettre de jugement, je vais pas critiquer. Je vais pas être directif, parce que je considère que tu n’as pas à rentrer dans la recherche créative et dans le travail d’un artiste. Après, généralement, les artistes, comme je suis assez sympa, ils me demandent des retours. Et plus ça va, plus je fais gaffe à mes retours parce que comme je suis un écrivain vivant, ça a un poids démesuré par rapport à ce que ça devrait avoir. Je ne considère pas que mon avis sur des adaptations de La Horde soit plus intéressant que l’avis d’autres gens, de metteurs en scène, de comédiens, ou de gens qui ont simplement un regard critique. En plus mon avis est totalement perturbé et troublé par le fait que j’ai fait les personnages de l’intérieur, que je vis l’univers de l’intérieur. Donc j’ai un mauvais recul sur ça. Je laisse donc les choses faire. Après ça m’empêche pas évidemment d’avoir un jugement personnel sur ce qui est fait. Je vois des choses sur La Horde, des fois je me dis c’est potache ou c’est frais, jeune, ou pas forcément très profond. Ou alors ils ont retenu que la dimension épique, ou que la puissance de Golgoth. Ou au contraire ils partent sur Caracole et sont dans un espèce de surjeu qui pour moi correspond pas à la profondeur du personnage. Mais c’est pas un problème.
Après je peux donner un jugement sur une œuvre très aboutie, qui est celle évidemment d’Éric Henninot, qui est un ami, et qui fait un tome tous les deux ans. C’est complètement dingue. Déjà au début il faisait un tome par an. Pour dire la profondeur et la puissance qu’il met là-dedans. Je trouve c’est extrêmement soigné, abouti, professionnel, etc.
Après comme j’ai dit à Éric, moi si j’avais été dessinateur, j’aurais pas fait une BD franco-belge sur La Horde, je pense que ce n’était pas le médium adéquat. Mais à partir du moment où t’acceptes le médium, c’est du franco-belge, il y a des cases, des pages verticales… Et bien allons-y.
C’est vrai que je m’attendais à des cases vachement plus éclatées, à la destruction du cadre, ça n’a pas été les choix effectués.
Mais il veut faire, là tu vois il veut faire un parchemin. Il a envie. Mais oui, très objectivement ça devrait être un très long texte droite-gauche, où on remonte, ou même un rouleau sans fin, etc. Il y aurait eu des formats à assumer. Malgré tout, quand tu prends un médium, et il le prend très bien, maîtrise très bien le franco-belge : il a fait un magnifique boulot. De recherches, de costumes, d’univers, il a cassé sa ligne. Il a brisé ses lignes de vent, il a réussi à restituer le vent. C’est un très gros boulot et scénaristique et graphique. Il a été incroyable sur le scénario, parce qu’il scénarise lui-même alors qu’il n’avait jamais fait ça. Moi je trouve qu’il a l’architecture, il a la capacité à le faire, il l’a prouvé. Il a un côté assez mathématique, Éric. Et donc je suis fier de ce boulot. Si t’acceptes ce médium, c’est vraiment de la grande BD, c’est vraiment très réussi.
Je suis un lecteur de longue date, un petit « fan » de La Horde du Contrevent, c’est un bouquin qui a changé ma vie, et aujourd’hui, dans tes publications plus récentes, je m’y retrouve un peu moins qu’avant. Par exemple, j’ai eu beaucoup de mal avec Scarlett et Novak et Vallée du Silicium. Il y a certaines choses qui me posent question.
Dans les milieux militants, ça critique beaucoup le vitalisme, sur le fait que cette pensée mettrait de côté les corps et les fonctionnements mentaux marginalisés par la société, est-ce que tu as réfléchi à ces questions ? Qu’as-tu à répondre à ces critiques qui posent la question du validisme ?
Ouais, moi j’assume totalement une approche vitaliste du monde et de la philo. Une approche vitaliste c’est dire qu’il n’y a pas de valeur plus haute que celle de la vie et de l’intensité de cette vie, de la puissance de cette vie. C’est une philosophie qui est très présente chez Nietzsche. Si je devais donner mon obédience philosophique, on peut dire que je suis un nietzschéen de gauche, ce qui est pas facile. Et donc j’hérite vraiment de la philosophie des années 70, chez Deleuze, chez Foucault, chez Gilles Châtelet, chez tous ces philosophes-là qui sont des nietzschéens de gauche, qui ont été extrêmement structurés. Nietzsche, c’est le grand vitaliste. C’est-à-dire que, pour lui, il dépiste et décrypte les symptômes de décadence, et c’est des décadences pas seulement physiques, mais mentales, psychologiques, etc. Il est capable d’avoir une sorte de sixième sens sur qu’est-ce qui est morbide, qu’est-ce qui est dévitalisé, et qu’est-ce qui est en vie dans les pensées, notamment quand il analyse Schopenhauer. Il a traversé divers états physiques et c’est ça qui est hyper intéressant : Nietzsche c’est quelqu’un qui a été infecté par une flèche dans la guerre de 1870, il était infirmier, brancardier même, c’est certainement cette flèche qui a créé chez lui des maladies assez fortes. Il a peut-être eu la syphilis, on sait pas trop. Mais, en tout cas, c’est quelqu’un qui a connu des moments d’extrême faiblesse physique et d’extrême force physique. Et parce qu’il a traversé tout ça, il peut avoir une perception de ce qu’est la vitalité.
Donc pour moi c’est pas la question du validisme. Je veux dire la puissance de vie, elle dépend pas du fait que tu sois handicapé ou pas handicapé, que tu sois fragile ou pas fragile. Deleuze le dit, les plus grands artistes ont souvent des petites santés fragiles, justement parce que, et il le dit de façon très belle, c’est pas parce qu’ils seraient faibles à l’origine ou je sais pas quoi, c’est, dit-il, « parce qu’ils ont perçu une puissance de vie trop grande pour eux, trop forte pour eux ». Et cette puissance de vie, comme ils ont la sensibilité pour la recevoir, elle finit par les casser, par les briser, les fragmenter, les affaiblir, les vampiriser, etc.
Et donc ça veut dire pour moi c’est pas du tout lié à une notion de « il faut être fort, il faut être viriliste, il faut faire du fitness, il faut avoir des corps qui soient puissants, etc. ». Non, il faut percevoir la force de vie dans toute son ampleur, dans toute sa richesse. Et tu peux le percevoir en étant dans une chaise roulante, en étant handicapé d’un bras, tu peux le percevoir en ayant le sida. Et justement, c’est très souvent ces gens-là qui, justement, ont éprouvé une situation de vulnérabilité ou qui l’éprouvent, qui ont une perception beaucoup plus intense, plus juste, plus ample de la richesse que c’est d’être en vie. Et de la chance extraordinaire que c’est.
Quand t’es en bonne santé, moyenne, comme moi, t’es obligé de faire du sport, etc. pour à des moments sentir cette puissance de vie. Donc moi je trouve cette critique de validisme complètement infondée, et placée complètement à côté de la plaque, parce que c’est précisément les gens placés en situation de vulnérabilité, qui ont des fragilités, psychologiques, physiques, physiologiques qui, eux, vont ressentir ce mouvement de la vie beaucoup plus forte, et sont plus vitalistes la plupart du temps que quelqu’un d’une santé normale et moyenne va l’être.
Par contre je vais défendre le vitalisme à fond, parce que pour moi il n’y a rien de plus haut que ça. Je pense que le gros problème politique aujourd’hui c’est que les gens voient la vie comme une quantité, c’est l’espérance de vie et la longévité d’une vie qui leur paraît être la chose la plus importante. On l’a vu sur le Covid, on a essayé de maintenir des durées de vie au détriment de qualité de vie et d’intensité de vie. Ce qui fait qu’on a défoncé la jeunesse, on a défoncé deux ou trois ans de l’adolescence et de la jeunesse de plein de gamins, pour sauver souvent un ou deux ans de vie de personnes âgées, tu vois. Parce que, dans notre structure mentale biopolitique, il faut que les vieux vivent le plus longtemps possible, quitte à faire de l’acharnement thérapeutique, alors que la vie de ces personnes âgées, elle est déjà largement dévitalisée, ils ont déjà eu leur vie, ils ont déjà fait ce qu’ils devaient faire et que tant pis s’il faut qu’ils meurent à 83 ans plutôt qu’à 85, si ça permet à la vie des jeunes d’être plus libre, plus émancipée, plus forte (je parle vraiment du Covid, de ce moment-là).. On a privilégié très clairement une classe d’âge sur une autre. Là-dessus, oui je vais défendre une vraie position Nietzschéenne, ça peut paraître hyper discutable, les gens ils vont te dire « Ouais, mais tu te rends compte, ça veut dire que t’acceptes que les gens perdent deux ans de vie pour que les jeunes vivent mieux, etc. » bah je dis oui, quoi. Parce que pour moi la vitalité des jeunes, elle est plus importante que deux ans de plus pour quelqu’un qui a 85 ans. Et ça, à des moments, ce type d’arbitrage, bah ouais, faut l’assumer, et ça politiquement, personne, aucun gouvernement ne l’assume. Quand tu dis ça, tout le monde te saute dessus ; « t’es contre les vieux, t’es âgiste, t’es validiste » ou je sais pas quoi. Alors que c’est simplement que tu vas privilégier les forces de vie sur des moments où, voilà, c’est plus intéressant. Moi j’ai vu ma mère qui décline, mon père mourir, etc. À la fin de leur vie, très honnêtement, la vie qu’ils menaient, elle était pas intéressante, elle était pas riche. Je trouve que se battre absolument pour qu’ils fassent un an de plus, trois ans de plus… et eux-mêmes n’ont pas envie de le faire, c’est juste que la société est là, essaye de les maintenir en vie pour les maintenir en vie.
Les NFTs, au travers des blockchains, sont critiquées pour leur caractère écocide, et le fonctionnement play-to-earn est tout sauf anticapitaliste, n’y a-t-il pas un paradoxe entre ton discours anticapitaliste et l’engagement que tu as pu avoir par exemple dans le jeu Cross The Ages relevé par l’enquête de Paris-Luttes.info ?
Ouais, j’ai lu la critique qui était parue sur Paris-Luttes.info1. Bon c’est bien, le gars a essayé de bosser le truc et tout. Mais en réalité, il a pas compris, il a pas cherché, tu vois. C’est toujours pareil, c’est toujours les biais cognitifs quand t’essayes absolument de dire « tiens je vais essayer de faire une critique sur Damasio ». C’est que les NFT aujourd’hui – je te parle pas du bitcoin hein, le bitcoin reste extrêmement cher en électricité, en énergie – mais la deuxième monnaie, sur laquelle est fondée Cross The Ages, (à la fois les NFT, et les tokens du jeu), c’est l’Ether, et ils ont changé. La preuve de travail, c’est maintenant la preuve d’enjeu, proof of stake, et en gros, la preuve d’enjeu, c’est un système logiciel qui consomme peu. Ça, les gens ils le savent pas, ou ils veulent pas le savoir, ou ils cherchent pas deux secondes. Et ça veut dire que quand tu fais des échanges avec l’Ether, et que tu fais des tokens et des NFT sur l’Ether, et bah en fait tu es sur le même niveau de dépense énergétique que quand tu fais des échanges avec une carte bleue. Je crois ils ont fait une comparaison avec MasterCard. Pourquoi le mec il le dit pas ? Pourquoi le mec il regarde pas, pourquoi il fait pas le boulot ? Moi je veux bien recevoir des critiques et tout…
Je pense que l’article s’est basé sur les critiques et failles de J.-M. Jancovici pour faire sa critique.
Ouais, mais Jancovici il sait bien comment est l’Ether aujourd’hui, et c’est vrai que c’est récent, ça date d’un an. Et pendant très longtemps le bitcoin a été une catastrophe écologique et le reste. Mais quand t’es sur l’Ether, bah nan. Et d’ailleurs ça a été génial, informatiquement et en terme logistique d’être capable de faire ça sans avoir à miner, à faire miner dans des fermes en Union Soviétique ou en Chine avec du charbon en plus. Des trucs qui coûtent un prix dingue.
Après, moi sur les projets, je suis très clair. Avec Don’t Nod, Remember Me, le jeu que j’ai fait (qui a coûté 21 millions d’euros hein, faut le dire), c’est pas avec des NFTs, mais c’est avec un système bancaire classique, des éditeurs. C’est tout aussi bien – ou tout aussi pourri comme tu veux – c’est le régime capitaliste de toute façon. Tu peux pas faire un jeu vidéo si t’es pas dans le régime capitaliste. Là sur Cross The Ages, c’est pareil, on est dans un régime capitaliste quoi. Après, soit t’assumes de mettre les mains dans la merde et dans la boue, c’est-à-dire que tu dis, ce public-là, du jeu-vidéo, moi Alain Damasio, j’aimerais bien réussir à le toucher, et le toucher avec mes valeurs politiques, avec des valeurs écologiques, parce que dans CTA il y a aussi Pablo Servigne, et Pablo Servigne tu peux pas douter une seconde de son engagement écologique. Pourquoi on met les mains dans des start-up qui appartiennent et qui se battent dans le régime capitaliste ? Parce que moi je touche toujours le même public. Là aux Utopiales je suis le roi du monde bien sûr, mais c’est quoi mon public en réalité ? C’est que des gens BAC +3, +4 ou +5. Souvent d’ailleurs des étudiants déclassés, en recherche ou politiquement engagés, etc. Des gens qui ont un très gros niveau intellectuel en réalité.
C’est mon profil, c’est terrible (rires)…
C’est comme ça et moi j’adore ces gens-là, et je sais que c’est grâce à eux qu’on va pouvoir mener la lutte. Quand tu vas à la ZaD, c’est eux que tu vois. Les mecs à la ZaD, ils sont hyper intelligents, hyper cultivés. Ils ont une culture sociologique, et tant mieux. Et c’est pour ça qu’ils font aussi la révolution et qu’ils ont du poids. Qu’ils savent faire la narration de leur révolution. Moi je suis pas en train de critiquer ça. Et moi-même je viens de ce milieu-là. Mais à un moment donné, moi j’ai aussi envie d’aller chercher les gamins des cités, les mecs qui n’ont jamais ouvert un bouquin, et qui font du jeu vidéo, qu’ils essayent de prendre quelques valeurs sur la société de contrôle, de traces, de la manipulation des mémoires, comme dans Remember Me, comme dans Cross The Ages, où là on travaille vraiment sur l’ultra-technologie, sur les notions de vibrations, sur fabriquer des ponts plutôt que des murs, sur les notions de liens. On essaye de passer sur les logiques utopiques, construire des communautés, etc., et les mettre dans la saga (c’est une saga qu’on fait, sur 7 tomes). Et donc on bâtit tout un univers qui politiquement est hyper situé à gauche, dans un régime et un financement qui est capitaliste.
Moi j’ai accepté ce projet, parce que le boss, que j’adore, qui s’appelle Sami Chlagou, c’est un tunisien, et que le gars il a commencé par vendre des câbles dans les marchés de Marseille. Et le gars il a développé son truc, il embauche énormément de maghrébins dans la boîte. Je suis désolé de le dire, mais Don’t Nod j’étais qu’avec des blancs qui travaillaient avec moi. Et donc j’ai dit ok. Et donc le gars, il se bat dans ce régime-là. Peut-être il serait à une autre époque il serait pas dans le régime capitaliste. À un moment donné c’est Les Mains Sales de Sartre, il faut aussi se coltiner ça, sinon c’est trop facile. Moi je peux continuer à être dans ma tour d’ivoire, et continuer à être la référence de la gauche, la gauche morale, mais à un moment, si je veux aller chercher d’autres gens, d’autres lecteurs, d’autres publics, et bah il faut faire du jeu vidéo, il faut essayer de faire du spectacle vivant, des concerts… J’essaye de toucher à tous ces trucs. Et aux concerts, je vais chercher un peu d’autres gens et aux spectacles vivants un peu d’autres encore. Et là en jeu vidéo et là en jeu de cartes (c’est un trading game card), je vais encore chercher d’autres gens. Je vois les lecteurs qu’on a là-dessus, c’est des gens qu’ont jamais lu un bouquin…
Moi j’ai pas de problème si tu veux à dire que je ne cherche pas la pureté, ceux qui cherchent la pureté généralement c’est ceux qui font rien, c’est tout. Si tu cherches la pureté, t’es pas dans le monde, parce que le monde il est impur, est fondamentalement impur, et que t’es obligé de te coltiner ça si tu veux que les choses changent. Il faut aller chercher.
Merci beaucoup, Alain Damasio, pour ces réponses !
Sources :
- Merci au festival des Utopiales, à Alain Damasio, et à Mathias Echenay (éditeur de La Volte) pour l’organisation de cette interview.
- 1 – L’Enquête de Paris-Luttes.info
https://paris-luttes.info/damasio-les-nft-et-les-crypto-18475 - Notre critique des Furtifs.
- Le site internet de La Volte.