Interview : Bolchegeek


Interview réalisée par : Sayanel
Date : Dimanche 5 Novembre 2023

Cette année encore, un bref tour aux Utopiales pour rencontrer, le temps d’une interview, Benjamin Patinaud, de la chaîne YouTube Bolchegeek… Depuis longtemps abonné à sa chaîne, j’avais hâte d’en découvrir un peu plus sur les coulisses de cette fabrique incroyable de documentaires, sur, avec, envers et contre une plateforme on ne peut plus versatile…

Retrouvez ici l’audio (quasi) brut de l’interview :


Interview – Benjamin Patinaud


Bannière YouTube Bolchegeek


Bonjour Benjamin Patinaud, tu es de la chaîne YouTube Bolchegeek. Pour les lecteurs et lectrices qui ne te connaîtraient pas, est-ce que tu pourrais te présenter un peu, présenter ta chaîne et les personnes qui y participent ?

Oui. Bolchegeek, c’est une chaîne que l’on a créée il y a quelques années autour des cultures populaires, avec des angles un petit peu politiques, sociologiques, et artistiques. Et sous des formats qu’on va appeler essais-vidéos. En tous cas depuis quelques années c’est ça qu’on fait, avec Cat qui est la productrice de la chaîne, qui fait aussi des voix, et qu’on appelle la « petite voix » sur la chaîne. D’autres personnes participent éventuellement au montage, selon le style et le sujet de la vidéo, notamment Acemoddé et le Coin du Bis, des gens qui ont aussi des chaînes YouTube.

Comment t’est venue l’idée d’interroger les conditions de production de la pop culture ?

Image de profil BolchegeekSimplement parce que c’est un aspect qui m’intéresse, que je ne trouve pas tant traité que ça, dans le sens où, quand il s’agit de parler d’œuvres sur internet, il y a beaucoup de critiques, de formats de critiques ou de reviews, format assez dominant. Dans l’essai-vidéo justement, on peut aborder d’autres aspects et pas être là pour faire du prescriptif et dire tel film est bien, tel jeu vidéo est nul. Et dans ces sujets qu’on va aborder, il y a les conditions de production. Comme en plus moi j’ai un angle d’analyse qui vient pas mal de ma formation marxiste, on aime bien aller voir comment la saucisse est faite et dans quelles conditions elle a été faite, par qui, à quelle époque… C’est beaucoup ça qu’on  traite à la base sur la chaîne.

Est-ce que ce qui est valable pour la culture populaire est valable pour les autres cultures généralement ton discours ? Est-ce que, par exemple, des transpositions peuvent être faites entre Marvel / Hollywood et la littérature blanche, le documentaire ?

Oui, alors, nous on n’essaye pas forcément de hiérarchiser ou de rattacher à quoi que ce soit. Des fois, il y a une tentation un peu de justifier des cultures “populaires” en les rattachant à des cultures plus “légitimes” ; moi je pense que ce n’est pas la meilleure façon de les légitimer. On peut aussi parler de ce qu’elles sont pour ce qu’elles sont.
Mais ce qu’on aime bien aussi, c’est faire des ponts entre différents domaines. C’est-à-dire qu’à partir d’un film ou d’une série ou d’un jeu-vidéo, on peut parler de philo, de la société, de la société à une autre époque. Et aussi ce qu’on aime bien faire, c’est retracer la mémoire des choses ; dire que les choses ne sont pas créées dans un vide, elles viennent de quelque part, elles sont toutes héritières de choses qui ont été faites auparavant. Et qui parfois, justement, viennent de cultures qui sont plus installées, mieux considérées et qui influent dans le grand “pot-pourri” qu’on peut appeler les cultures populaires.

Quels liens fais-tu entre les conditions de production d’une œuvre et son contenu idéologique ?

Ça, ça va dépendre, justement, de quelles conditions de production tu parles. Ici [aux Utopiales] par exemple, on a beaucoup d’écrivains, et même s’il existe aussi tout un système d’édition, on est sur des œuvres où l’auteur a une plus grande importance et est plus en maîtrise. Alors que si, à l’inverse, tu parles d’un gros film hollywoodien type Disney pop-corn, eh bien là tu te retrouves avec des conditions de production où t’as 12 000 personnes dans la chaîne de décision, où il y a des enjeux économiques très forts, où les enjeux matériels pour finir ces films-là sont importants, les études de marché, les screen tests… Tu vas te retrouver avec beaucoup d’autres choses qui vont modifier complètement ce qu’il se passe dans le film. Et du coup, avec un auteur – surtout avec une idéologie revendiquée –, l’idéologie va beaucoup plus se voir sur un roman ou quelque chose comme ça que sur des œuvres plus industrielles, où tu vas avoir quelque chose de plus diffus, contradictoire et compliqué.

Miniature Vidéo L'industriel du divertissement
vidéo L’industriel du divertissement.

Et là où je trouve que cela reste intéressant, c’est que tu vas te retrouver avec des choses contradictoires, mais aussi des choses qui disent beaucoup de l’état du monde dans lequel elles ont été produites. Mais aussi influencées par le public, l’industrie, des choses comme ça, et pas juste l’idéologie d’un auteur ou de quelqu’un qui voudrait tout simplement faire passer des messages précis.

Quelles sont tes méthodes de travail pour assurer un contenu rigoureux ?

Alors, je ne sais pas si c’est rigoureux ! J’espère… On n’est pas non plus dans une rigueur universitaire, on ne travaille pas comme ça. On part souvent d’une intuition qu’on a en voyant un phénomène culturel ou en voyant des discours autour d’un film ou de certaines cultures. Et on part de ça, ça nous donne un sujet, qu’on essaye de problématiser. Et là on va se demander, pour aborder le sujet ; qu’est-ce qui se fait d’intéressant en textes de référence ? Qu’est-ce qui a déjà été fait en vidéo ? (histoire de ne pas refaire la même chose…). Ou éventuellement de citer pour certains aspects d’autres vidéastes qui auraient traité un des aspects en particulier, plus développé que ce que nous on va faire.
Et une fois qu’on a un peu cette bibliographie-là, on va passer sur une phase où la problématique va être fixée, c’est une phase de rédaction, et où on va surtout renvoyer à des choses.
C’est un truc que j’aime beaucoup avec internet, tu peux, avec le montage vidéo, renvoyer à une image, tu peux aussi citer des extraits, de d’autres vidéos, de documentaires, de films, de bouquins. Ça permet un côté un peu hypertexte, tu vas parler d’un aspect, et hop ça va renvoyer à quelque chose de plus développé sur ce point-là. Ne serait-ce que citer un livre pour une idée, sans le développer particulièrement, et hop ça crée une espèce de constellation de références, et, avec, au centre, le nœud, le sujet que nous on traite sur la vidéo en particulier.

150 000 abonnés, pour des formats de 45 min / 1h, souvent engagés, que penses-tu de cette audience et, selon toi, qu’est-ce qu’elle dit de la société ?

Je pense que cette audience dit surtout quelque chose de comment le web change, de comment le paysage écosystème du web change en France. Dans le sens où, par exemple, il y a quelques années, le truc c’était de faire des vidéos courtes, qui durent le temps d’un trajet de métro. C’était beaucoup d’éléments de langage de marquetteux, mais c’est vrai qu’il y avait un truc de dire  »faut faire ça », et en fait, on s’est rendu compte que, si, les gens ils aiment regarder des trucs très longs, même des fois des entretiens, des conférences… Sur internet, ça marche très bien, sur YouTube en tout cas, il y a une place pour ça. Sur d’autres plateformes, évidemment, comme TikTok, c’est là où tu vas avoir les contenus courts. Ce n’est pas tout à fait des cycles je pense, mais les choses évoluent beaucoup ; pendant un moment, quand on parlait de culture, les gens recherchaient plutôt de la critique, des avis sur des films. Peut-être aussi à s’identifier à tel ou tel youtubeur dont on aime bien les avis, la personnalité. Les influenceurs quoi.
Maintenant, on observe une demande de contenus plus argumentés, qui sont moins dans l’avis, et qui sont plus dans une proposition de grille(s) de lecture, d’idées, de vision(s) du monde. L’un n’est pas mieux que l’autre, c’est juste que je pense qu’il y a des moments où les gens peut-être se lassent de certains formats ou cherchent autre chose et, très clairement, il y a aussi une influence de l’internet mondial. Par exemple, l’essai-vidéo, un format dont on ne parlait pas il y a quelques années en France, s’était déjà pas mal développé sur le web anglo-saxon (et du coup sur le web international, vu qu’ils ont la langue internationale) et nous ça nous enrichit pas mal. Et on voit bien que le public nous suit et regarde d’autres contenus de ce genre, qu’ils viennent d’Angleterre, du Canada, États-Unis, etc… Je vois que ça inspire d’autres vidéastes, cela crée un écosystème. Et pour finir, y compris sur l’aspect “engagé”, j’ai l’impression que de plus en plus de gens investissent le format essai-vidéo (ou plus simplement vidéo YouTube) pour parler de sujets politiques ou au moins de sujets sociaux, voire carrément faire de la vidéo engagée, quel que soit le bord d’ailleurs. Je pense que c’est un phénomène en train de se développer. Et plus des gens proposent des choses comme ça, et plus le public recherche ce genre de format : c’est un effet d’entraînement.
Enfin, on est un peu victime et bénéficiaire de l’algorithme, c’est-à-dire que quand YouTube voit qu’un type de format fonctionne, eh bien il le propose plus aux gens, et on sait à quel point on est dépendant en termes d’audience de ce fonctionnement-là. Tout bêtement – là c’est de la condition de production complètement – pendant un moment, l’important sur YouTube, c’était les vues, et au bout d’un moment, l’algorithme s’est mis à privilégier le watch-time, le temps que les gens passent devant les vidéos, ce qui favorise mécaniquement les vidéos longues. Il y a des effets d’entraînement comme ça qui changent le paysage très très vite sur YouTube, et ce que je dis ne sera peut-être plus vrai dans 6 mois ou 2 ans.

Justement, tu penses que ça ne va pas se retourner contre la chaîne un jour, l’algorithme YouTube ?

C’est tout à fait possible. De toute façon, ces effets de changements, qu’ils soient dus aux politiques de la plateforme (sur lesquelles on n’a aucun impact), soit tout simplement aux demandes du public, qui vont préférer d’autres formats, d’autres tons et tout… ça on en est complètement dépendant. Voire même que la plateforme elle-même baisse par rapport à d’autres plateformes, c’est de toute façon très précaire, il faut toujours se dire que ça peut complètement changer. Après, soit tu t’adaptes si tu as envie, sois tu ne le fais pas.
Après, je pense, nous on n’est pas non plus une grosse chaîne à des millions et des millions d’abonnés, où il faudrait produire toutes les semaines, avec une équipe énorme, et tout, qui sont très dépendantes de l’audience, et qui du coup doivent s’adapter énormément à l’algorithme. Nous on est soutenu financièrement via des systèmes de crowdfunding. Je pense ça nous amène aussi, d’un côté, un public – je ne vais pas dire de niche –, mais les choses peuvent changer autour, s’il y a toujours au moins une petite partie du public qui aime, qui recherche ce contenu-là, nous on sera toujours là à en produire, ça peut complètement changer.

Tu n’as pas peur de la censure sur YouTube ?

Le principal de la censure sur YouTube, il vient pour des raisons économiques, de « est-ce que ça plaît aux annonceurs ou pas ? ». Ce n’est même pas directement de la censure, dans le sens où des fois ça va juste être, si tu parles de certains sujets, de la démonétisation. On peut se dire que c’est pas grave, t’auras juste pas l’argent, mais on sait que les vidéos démonétisées sont moins mises en avant. Ce sont des effets de censure un peu pervers, et qui ne sont pas forcément de la censure idéologique, mais qui sont plus de la censure pour plaire à ce qui fait l’économie de YouTube, c’est-à-dire les annonceurs.
Donc il y a ça, et après on est dépendant d’une ligne politique sur YouTube qui est très anglo-saxonne, assez puritaine sur pas mal de choses. Après c’est comment nous on fait pour éviter que les vidéos soient bloquées ; il y a un petit savoir-faire à avoir sur comment jouer avec l’algorithme, qui est un peu une arcane magique des fois, on ne sait pas les règles du jeu et beaucoup de gens s’en plaignent. Mais pour l’instant, la chaîne n’a pas trop de problèmes.

On espère que tu ne seras jamais dans le viseur de YouTube…
Quelle place pour le montage dans ton propos ? Est-ce qu’il est vecteur d’une forme de subjectivité qui pourrait faire frein ou introduire des biais de faits plus historiques ? Il y a dans le montage des touches très personnelles, un univers référentiel…

C’est pour ça que je dis que je ne suis pas sur une démarche universitaire par exemple, contrairement à beaucoup de gens qui feraient de la vulgarisation pure et dure ; ils ont justement une attention particulière à ça.
Moi, déjà, j’adore l’aspect vidéo de l’essai-vidéo – même si je sais que beaucoup de gens écoutent les vidéos – on essaye toujours de faire beaucoup de taff de montage. Je trouve que l’image apporte énormément de choses, ça biaise évidemment, mais en fait, c’est même ce que je cherche. J’ai envie que ça véhicule de l’émotion, des imaginaires, aussi. J’adore le côté mashup que tu peux utiliser en mettant des tartines de documentaires, de refs. Tu mélanges et tu fais tout discuter ensemble. C’est puissant l’image, il y a un truc assez kiffant à monter ce genre de vidéos. Oui, c’est complètement assumé que l’image est aussi là pour générer quelque chose chez les gens. En même temps, je ne vois pas la chaîne comme quelque chose qui transmet du savoir en premier lieu, des outils éventuellement, peut-être des connaissances factuelles, mais le but c’est surtout de réfléchir avec. Et peut-être de créer des choses chez les gens. Pareil, la musique, c’est je trouve un bel outil pour créer l’émotion et pour stimuler un peu l’intellect et l’imaginaire des gens.

Et si les méchants de la pop culture avaient raison ? Tu peux nous parler un peu de ce sujet ?

Miniature vidéo Le Syndrome Magneto Bolchegeek
Vidéo Le Syndrome Magneto

Oui… C’était une vidéo qu’on a fait il y a quelques années, qui s’appelait Le Syndrome Magneto (du nom du méchant des X-Men), qui était parti du fait qu’on voyait un discours se développer sur une certaine sympathie que les gens avaient pour des méchants de pop culture. Avec évidemment ce truc paradoxal de dire « mais en fait que peut-être, celui qui avait raison dans cette œuvre c’était le méchant », ce qui est forcément paradoxal, puisque si c’est lui qui a raison, pourquoi c’est le méchant et pas le gentil ? Et voilà, on voyait ça sur certains cas se développer. Et on s’est dit qu’il faudrait réfléchir à cette question-là. Donc on avait fait une vidéo, avec un certain nombre d’exemples, on a développé un espèce de symptôme, c’est-à-dire des traits, qui sont en fait des tropes qu’on retrouvait chez certains types de méchants. Spécifiquement les méchants qui ont un projet, un projet qui n’est pas égoïste, mais qui est un projet idéologique, ou de changer le monde, ce genre de choses… D’où le personnage de Magneto.

Couverture Livre le Syndrome Magneto Au Diable VauvertCette vidéo, on en était très content. Ce qui est bien avec internet, c’est que t’as des retours aussi. Donc tu as des gens qui te disent, sur tel truc que tu ne connais pas du tout : “ah mais ça marche pour ça”, “ah ça vous l’avez à peine survolé c’est dommage parce que, si vous creusiez ça, vous pourriez trouver des choses assez intéressantes…”. Très vite, je me suis rendu compte que la vidéo, c’était plus un point de départ plus qu’une vidéo terminée. C’est vrai que sur YouTube, tu fais un sujet, puis tu passes au sujet suivant, normalement. Mais ça continuait en tâche de fond. D’où le fait que j’ai contacté le Diable Vauvert pour leur proposer le projet d’en faire un livre, qui est sorti cette année, qui s’appelle aussi Le Syndrome Magneto. D’un script d’une douzaine de pages est devenu un bouquin 400p. Qui développe vraiment, qui restructure, qui n’est plus du tout sur la forme essai-vidéo, avec du montage. Qui est un peu plus théorisé, un peu plus développé, aussi. Parce que tu as la place de le faire, et qui essaye de définir le concept que la vidéo avait juste posé à la base.

Est-ce que tu as un mot pour la fin ? Quelque chose que tu as envie de partager ? Ça peut être par rapport à ta chaîne, ton contenu…

Mince, je ne sais pas… Abonnez-vous !… Continuez à regarder de l’essai-vidéo sur internet, plein de gens qui essayent de développer cette forme-là. Et je trouve que c’est super que les gens s’intéressent à ça, et soutiennent. Nous, les créateurs sur le web, c’est différent du monde de l’édition ou de la création, on est extrêmement dépendant du soutien concret des gens, qui est un soutien, en plus,  qui est purement altruiste, dans le sens où nos contenus sont gratuits, tout le monde peut les voir. Les gens qui soutiennent permettent que ça reste gratuit.
Voilà, continuez à être curieux sur internet, ça crée des belles choses !

Merci !

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