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Avant-propos
Mon rapport aux comix…
Quand on me parle de super-héros, tout de suite je suis méfiant. J’ai toujours été réfractaire à cet imaginaire quand j’étais petit car je trouvais les œuvres auxquelles j’avais accès (les films Marvel principalement) très naïfs. Plus tard, ce cliché reste, avec en plus une aversion supplémentaire due à la propagande du modèle américain qui y est véhiculé. Aversion allant jusqu’au boycott de blockbusters américains.
Plus tard, je découvre le comix indépendant : Low, Saga, Hillbilly, Descender ; des œuvres qui plongent dans des ambiances plus noires, sans super-héros – et possédant une critique sociale dans l’arrière-fond de leur univers. C’est finalement Mutafukaz qui me réconcilie avec les super-pouvoirs, par sa reprise à rebours sociale et morale du topos.
J’étais prêt pour Alan Moore, pensais-je….
L’Auteur
Alan Moore est un auteur prolifique anglais des plus influents de la fin du XXème. Il initie avec ses premiers succès V for Vendetta et Watchmen un renouveau pour le comix américain dans les années 80. Anarchiste, passionné d’imaginaire, il est reconnu pour la profondeur de ses œuvres où multiples couches se mêlent parfaitement : surnaturel, social, politique, relationnel : une véritable peinture humaine qui lui vaut d’être de nombreuses fois primé et adapté.
L’Histoire
1985, en pleine Guerre Froide, l’ère des super-héros touche à sa fin. Métier de gadgets bourrins, ils furent interdits en 1977 suite à un mouvement social ; les justiciers se voient contraints de se ranger en levant le masque, d’entrer au service du gouvernement américain ou d’être eux-mêmes recherchés. En parallèle, l’apparition d’un être véritablement surnaturel suite à une expérience scientifique, en plus d’être une question métaphysique en soit, bouleverse l’équilibre de la Guerre Froide, précipitant les hostilités. Contraint de reprendre du service face à un complot dont ils sont victimes, les justiciers tentent de faire mieux que le marchand de journaux du bas de la rue pour comprendre le monde, sauver leur peau, et l’espèce humaine.
Entre cynisme, patriotisme, machisme, le passé des protagonistes nous est petit à petit dévoilé, mettant en exergue relations sordides, déterminismes violents, mais aussi, par leur complexité, une profonde humanité.
Critique
C’est prendre bien peu de risques en disant que Watchmen est une œuvre énorme. Sur plusieurs aspects. Nous allons tenter ici d’explorer un peu la profondeur de cette œuvre pour vous faire toucher du doigt le vertige qu’elle génère immanquablement.
Roman Graphique
En BD, nul besoin de narrateur, et pourtant, c’est en partie le cas de l’histoire des Gardiens, racontée par le biais d’un journal intime de l’un des protagonistes principaux, effacé mais bel et bien important.
Tranchant avec le comix de super-héros habituel, Watchmen choisit une omniprésence textuelle ; une certaine primauté du discours sur l’action. Un style qui jongle entre propos philosophiques et crudité du quotidien, efficace pour désacraliser la figure du héros, qui est décrit, finalement, comme un être de paroles plus que d’actions.
Ces choix nous rappellent qu’au-delà de l’histoire, l’Histoire est toujours histoire racontée, avec les biais et les conflits d’intérêt que son récit à autrui génère. Alan Moore joue de cet enjeu, joue de la subjectivité du narrateur pour mettre en exergue les conflits idéologiques qu’il dépeint dans sa série.
Afin de donner plus de poids encore au contexte politique, aux « détails qui font vrais », à l’immersion dans l’univers, l’auteur nous glisse à chaque fin de chapitre des documents écrits plus conséquents sur ses personnages : articles de journaux, lettres, comptes-rendus d’enquêtes, docs scientifiques, extraits de journaux intimes… Là où le défilement des cases peine à décrire l’ambivalence de certaines situations, le texte s’arrête, interroge, précise, complexifie, donne toujours plus de contexte.
Par ailleurs la série est ponctuée de bien d’autres mises en abyme qui s’enchevêtrent, comme des histoires parallèles, miroirs de l’intrigue principale, et qui finissent par la rejoindre. Un fonctionnement narratif somme toute très romanesque.
Dessin
On peut lire sur Internet que Watchmen opère la « fusion entre la ligne claire franco-belge et le réalisme dynamique des dessinateurs américains », c’est vrai qu’il y a un côté Black et Mortimer, descriptif d’une bourgeoisie de salon, personnages dans des poses esthétiques, dessins géométriques, aux couleurs d’une ambiance science-fictionnelle. Et d’un autre côté un travail d’ambiance millimétré par pages/cases aux tons de couleurs tranchés pour relever le sentiment procuré au personnage, s’éloignant un peu du réalisme. Cependant, Watchmen ne s’arrête pas à ce mélange déjà explosif (perso je suis pas si fan, le style peut laisser en-dehors, mais ça reste du génie). Dave Gibbons, l’illustrateur, profite de ce style réaliste pour se lâcher sur la misère sociale, détailler la ville, et montrer le décalage entre l’élite et la réalité. Mais aussi travail sur les faciès déformés par l’émotion, où les gros plans sont pour beaucoup dans la transmission au lecteur de la scène et des pensées intimes des personnages. Roman graphique, certes, mais le dessin n’est pas en reste, loin de se contenter d’un rôle illustratif.
Au milieu de l’océan textuel, quelques pauses contemplatives vous laisseront le temps de souffler et d’apprécier plus amplement ce style si ambivalent.
Politique
Watchmen ne serait pas Watchmen sans l’effervescence thématique qui le traverse. L’existence des super-héros induit nombre de changements philosophiques et politiques. Alan Moore pose sans scrupule la nature du super-héros comme nationaliste, agissant par patriotisme. Ainsi donc fondamentalement anti-démocratique, puisque celui-ci outrepasse les lois et la justice pour faire justice lui-même. Ses valeurs sont sa justice. C’est justement ce phénomène qui va permettre de montrer des intrigues personnelles comme ayant finalement une influence politique majeure, et donc de poser le caractère fasciste des super-héros imposant leurs valeurs à la société.
Le contexte de la Guerre Froide donne pleine puissance à l’auteur pour explorer les conséquences d’un patriotisme décomplexé et agissant. Le rêve américain, où plutôt son échec brossé dans toute sa splendeur. Montée des tensions entre pays, mais aussi portrait des résistances populaires matées par des super-pouvoirs, l’auteur explore les possibles. Loin d’une œuvre de propagande, Watchmen prend intelligemment le point de vue des héros eux-mêmes, montre les luttes libertaires, LGBT+ depuis les lunettes conceptuelles de personnages patriotes, ce qui permet au lecteur d’apprécier leur cognition et réflexions au regard de leurs vécus. À lui ensuite d’en faire son analyse politique.
La fin des super-héros
Le profil de super-héro, déjà cadavre fumant en 1980, nous semble enterré définitivement par Alan Moore tout en retirant ce qui pouvait encore en être retiré, pour un magistral final. Il repolitise le genre, replace la réflexion, abstraite comme triviale, comme élément central du comix, de cette littérature populaire qui a beaucoup souffert de ses succès mainstream. Cependant, l’auteur réussit le pari de ne jamais se contenter de la critique sociale, ses personnages ne sont jamais manichéens. Watchmen est aussi une frise intimiste de personnages dépassés par leur époque. Des personnages embourbés dans des intrigues relationnelles, à la fois toxiques, dangereux, détestables, mais avec qui pourtant, au travers de leurs erreurs, de leurs errements, on finit par s’attacher.