– Présentation Générale –
- Avant de de pousser plus loin l’analyse du Chant du Troll, nous présentons l’ouvrage dans cet article : le chant du troll.
– Réflexion critique –
Le Chant du Troll est un des derniers ouvrages de Pierre Bottero, publié à titre posthume en octobre 2010. Faisant partie intégrante du « livre-monde » et de sa complexe mythologie, il ne fait pourtant véritablement partie d’aucune de ses trilogies majeures et se propose comme une œuvre à part dans le travail de l’auteur : il s’éloigne notamment dans le format puisqu’il s’agit d’un roman graphique illustré par Gilles Francescano. L’univers fantastique si cher à Bottero y est tout de même largement mis en exergue et en abîme puisque le monde de Léna, son héroïne, est bouleversé par l’irruption de l’imaginaire dans lequel elle doit basculer.
Au travers la porte
Au fil des pages on découvre la véritable nature de ce basculement : Léna est morte d’une leucémie et ce basculement empreint de mystère est dû au travail d’écriture de son père qui, se refusant à la laisser disparaître à jamais, écrit un ouvrage dans lequel elle pourra continuer d’exister, lui ouvrant une porte vers un imaginaire dans lequel « la mort n’est qu’un passage » comme nous le disait déjà Merwyn Ril’Avalon. Toute l’œuvre est ainsi empreinte de phénomènes métaleptiques, de la mise en abîme de la figure auctoriale à la question de la disparition dans l’œuvre, en passant par cette idée si essentielle dans l’œuvre botterienne : l’utilisation de l’imagination et son côté dimensionnel (voire multi-dimensionnel). Face au livre et à sa construction iconotextuelle, on peut d’ailleurs se demander si l’œuvre que l’on tient dans nos mains n’est finalement pas celle que construit le père de Léna sous nos yeux pour lui permettre de devenir Eejil, ce personnage amortel et intemporel. Si les autres œuvres de Pierre Bottero sont bien présentes et dessinées dans la bibliothèque, pourquoi celle-ci ne pourrait-elle pas les rejoindre ?
Eejil & Doudou
Les plus avisés d’entre vous l’auront sûrement reconnu avant la dernière phrase de l’œuvre et l’attribution de ce nom par le troll Doudou, son nouveau compagnon de vie et de mort, ou plutôt d’imaginaire, car en se liant ils ont tous deux réussi à dépasser ces contraintes ; Léna n’est autre qu’une Eejil en devenir. « Eejil, ça veut dire lumière en troll » ; Eejil, encore un personnage aptonyme qui mène l’Armée du Jour à la victoire face à la Horde de la Nuit et la terrible Leucémia, incarnation implicite ou servante de l’Autre, incarnation du mal la plus propice à terrasser Léna du moins. Mais cet être de lumière choisit de s’oublier face à sa vieille ennemie, de disparaître pour redonner leur territoire aux Imaginaires, ces créatures oubliées qui revendiquent pourtant leur existence au même titre que vous et moi ; et c’est en s’oubliant qu’elle peut vaincre et finalement renaître. Quoi de plus pur que l’abnégation ? Comment Leucémia pourrait-elle vaincre quelqu’un qui n’a plus peur de mourir et plus rien à perdre ? En acceptant de mourir, Léna peut donc transcender la mort et devenir Eejil, cette petite fille à la sagesse infinie qu’on rencontre dans la trilogie du Pacte des Marchombres.
Réel, Mort & Imaginaire
On trouve souvent chez Bottero des personnages enfants d’une grande sagesse, à la frontière entre deux âges, entre deux mondes. Eejil prend pourtant une place à part, sa mort fige son corps mais impossible de savoir depuis combien de temps elle ère dans l’imaginaire et ses mondes lorsqu’elle rencontre Ellana dans la Sérénissime ; elle est une véritable figure d’amortalité plus que d’immortalité puisque son rapport à l’imaginaire ne contrecarre pas simplement la mort, il en annihile toute substance. C’est même un des propos du Chant du Troll, dans l’imaginaire on existe à jamais et Bottero met alors en mots (et Francescano en images) ce fantasme de Roland Barthes de la mort de l’auteur ; avec Eejil il disparaît dans son œuvre jusqu’à devenir Pyair Bohtairo dans le péritexte, un personnage. Le basculement les entraîne tous les deux et efface toutes les frontières, ils deviennent des Imaginaires et questionnent ainsi la réalité :
- « C’est une façon de parler. Il y a d’un côté les Réels, toi, tes parents, tes amis, les gens que tu côtoies chaque jour et de l’autre les Imaginaires, nous, les Elfes, les Sprites, les Fées, les Lutins, les Faëls, mais aussi les Ogres, les Groens, les Raïs et bien d’autres encore. Ne te leurre pourtant pas, le mot Imaginaires n’est là que pour marquer notre différence, je suis aussi réel que toi.
- Ceux que tu appelles Imaginaires ont quand même été inventés, non ? Par des gens réels justement.
- Ça, ma belle, je te laisse le soin de le prouver. Et à supposer que nous ayons été inventés, voilà belle lurette que nous avons gagné notre indépendance. » (CT, p. 68)
Cette conversation entre Burph, un des annonciateurs du basculement, et Léna vient nous rappeler la finesse de la frontière entre réel et imaginaire, possible et impossible, qui ne tient finalement souvent qu’à notre entendement et aux limites que nous nous fixons. Nombreux seront les personnages botteriens à le rappeler dans le livre-monde.
Choix esthétiques
Cette ode à l’imaginaire et ses possibilités est magistralement illustrée par Gilles Francescano qui ne se contente pas de mettre en images le texte mais lui apporte un véritable contrepoint : texte et images s’attèlent ensemble à la construction du sens. Le texte dans son choix typographique, ses jeux d’exergue par la casse et les couleurs, et son positionnement, vient prendre part à l’image qui déborde, littéralement. Tout le péritexte est signifiant, de la page qui se déchire sur la couverture, aux fleurs métaphores de l’art poétique et de l’imaginaire qui envahissent peu à peu l’image, en passant par cet ordinateur, outil de l’écrivain, dont le fil va littéralement venir s’emparer de la page blanche en la fissurant pour la colorer et ouvrir les possibles. Francescano va également nous proposer des doubles-pages illustratives sans ou quasi sans texte qui vont permettre au lecteur de s’immerger, de prendre part à l’histoire dont il est amené à devenir un acteur puisqu’il est forcément partie prenante du basculement ; une histoire ne se construit jamais simplement entre l’auteur et ses personnages, encore moins chez Bottero. On notera également que les personnages ne sont que très peu représentés (parfois même pas du tout puisqu’avant qu’elle rencontre Doudou, Léna n’est jamais représentée, son espace est laissé vide, donnant ainsi au lecteur des clés de lecture pour comprendre les tenants de l’histoire avant son dénouement).
Et le lecteur dans tout ça ?
Malgré le travail iconotextuel, une grande place est laissée à l’imaginaire du lecteur pour se construire dans les creux de l’histoire : on lui propose un contexte, des clés mais pas un produit fini dans lequel il ne pourrait, ou même plutôt ne devrait participer et s’intégrer. On le voit d’ailleurs bien dès la quatrième de couverture :
- « Pssst ! Est-ce que tu es prête ?
- Je ne sais pas de quoi tu parles. Prête pour quoi ?
- Le basculement a débuté… »
Sortie de son contexte, cette interjection va sembler s’adresser directement au lecteur. D’ailleurs, si Léna est le cœur et l’âme du basculement, le lecteur en est le moteur, celui-ci ne débutera que par son action d’ouvrir le livre…
In fine
Cet ouvrage, épuisé depuis longtemps, est probablement l’un des moins connus de Pierre Bottero (et l’un des plus difficiles à se procurer), et pourtant peut-être l’un des plus complets, réussissant à condenser la plupart des thèmes qui l’obsèdent au fil du livre-monde. Cette utilisation de l’imaginaire et de l’écriture pour conjurer la mort résonnent d’autant plus lorsque l’on connaît l’histoire tragique de l’auteur qui a finalement, d’une certaine manière, réussi son pari, celui de disparaître dans son œuvre, dans l’imaginaire tout en continuant à exister éternellement à travers Eejil, à travers Ellana, à travers vous et moi.
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