Critique : Les Furtifs


En avril dernier, Alain Damasio lançait avec La Volte sa troisième bombe sur le paysage littéraire francophone : Les Furtifs. Six mois plus tard, maintenant que la folie critique et médiatique retombe un peu, il est temps de voir ce qu’il en est à froid…

L’Auteur :

Alain Damasio, né en 1968 à (Nest)lyon, est principalement reconnu pour son roman La Horde du Contrevent (2004). Vaste périple initiatique, la Horde raconte le voyage des 23 Hordiers, qui remontent le Vent en quête de son origine en s’échangeant à tour de rôle la place de narrateur. Une œuvre profondément marquante, tant par sa violence que par son renouveau du genre romanesque, notamment au niveau stylistique. Les vieux de la vieille SF le connaissent aussi pour La Zone du Dehors, magistrale ré-écriture de 1984 à l’aune des dictatures du XXIème siècle. Mais Alain Damasio, c’est aussi des jeux-vidéos (Remember Me, Life is Strange ), de la musique par les BO de ses livres, et même des lectures-concerts… Enfin, Alain Damasio, on aime à discuter avec lui, auteur accessible et gentil, et que l’on retrouve parfois dans quelques aventures humaines et politiques, au détour de quelques ZaD…

L’Histoire

Lorca Varèse, au passif de militant et sociologue, se lance dans une quête folle pour retrouver sa fille disparue mystérieusement. Il espère ainsi reconquérir par la même occasion la personne qu’il aime, Sahar, talentueuse “proferrante” et activiste. Mais les années 2040 réservent bien des péripéties à ce couple en déroute : une société de contrôle et de trace qui les empêche de vivre libres. Face à ce sommeil d’une part de la population, les Furtifs : incarnation du mouvement, du vivant pur, animaux de chair insaisissables. Dans l’espoir de retrouver Tishka, Lorca rejoint une unité secrète d’étude des Furtifs. Il soupçonne ces derniers d’êtres en lien avec elle.

Œuvre totale et adaptée au grand publique, on retrouve dans Les Furtifs un mélange savant des grands thèmes universels : amour, enquête, philosophie, action, initiation, lutte sociale, anticipation, et même quelques aspects de littérature expérimentale. Univers de son, le livre s’accompagne de sa bande originale sonore, contenant des lectures musicales des extraits du livre.

Un Univers de nuances

Romancier qui polit mille fois sur la table son ouvrage, Alain Damasio nous livre après 15 ans de maturation un nouveau Livre-Univers. S’y mêlent sur une même page polynarration, symboles typographiques, ponctuations singulières et vocabulaire immersif, riche en concepts. Pourtant situé dans notre monde, dans un futur proche, l’on est dépaysé immédiatement. Et dans un même temps, cet univers nous frappe avec une fine analyse de notre propre présent technologique et politique.

Si la vitalité pouvait s’incarner dans La Horde du Contrevent par un univers tranché-et-tranchant, absolument sans concession, et par des personnages typés allant au bout (et même au-delà) de leur possible,  les Furtifs représentent une rupture fondamentale dans ce principe. Cela se traduit d’abord par des personnages plus nuancés : un accord jamais parfais entre leurs actes et leurs pensées. Une galerie de personnages magnifique. Mais aussi par une rupture politique, toujours politisé bien sûr, mais avec une bonne bouteille d’eau dans le vin anarchiste de la Zone du Dehors.

A l’inverse de ses précédents romans, qui relevaient de l’exemplarité, du modèle et du stéréotype (pour en jouer), les furtifs sont une ode à la complexité de la vie. Où se mêlent paradoxes, incompréhensions et sens diffus. De mon impression générique, si la Horde s’acharnait à avoir une cohérence, les fifs se calent dans les interstices d’une grille de lecture que l’on plaquerait sur le monde, fuyant toute définition.

Les relations humaines y sont plus réalistes, tellement plus réalistes, presque de chair, rendues palpables par cette complexité (et une introspection ?), et par le style. Notre corps vibre et frissonne à la lecture, c’est sur notre peau que l’on que l’on sent la présence de Tishka, et plus intensément encore son absence.  Les Furtifs, c’est un réseau de relations immense, réseaux de pensées, de critiques, de philo, un tout qui forme une immersion d’une rare intensité.

La Fin d’une idée ?

Pour parler de la forme, parce que chez Damasio, la forme n’est jamais dissociée du fond… C’est à la fois une continuité et une rupture au niveau stylistique. Là où La Horde du Contrevent, très expérimentale, avait fait fuir nombre de lecteurs, notamment par une forme d’élitisme, force est de constater que Les Furtifs sont bien plus lisibles. Tout en gardant l’originalité de la polynarration (réduite à cinq personnages). Le travail d’orfèvre sur les figures de styles, et la ponctuation, donnent une “couleur” aux pensées des personnages narrateurs, immédiatement reconnaissables. Jusqu’à donner simplement par un point, une virgule bien placée, une émotion particulière. Mêlé à un travail sur le son unique, parfaitement rythmé, il semble que c’est sans conteste plus fin et plus abouti que la Horde et sa partition de vent.

… Mais une impression me taraude. C’est comme si ce vital tant décrit par l’auteur avait eu peine à vivre vraiment, comme si toute cette complexité si géniale, avait ralenti la vie même. Ou encore qu’à force de trop en parler, de trop justement la définir, elle perdait sa vitalité. La Horde était vivante parce que notamment ultra violente, sans concession, mais aussi parce que la vie était en Acte, et non en Puissance, elle était Caracole, elle était le Vent, elle était Action. Si les furtifs sont censés jouer ce rôle, j’en suis un peu dubitatif : ils ne sont vus que par le prisme de l’humain, qui peine à arriver à ce stade de vie, et ne font majoritairement qu’en parler.


Sur l’ensemble de son Œuvre, Alain Damasio nous a offert sa vision, sa lutte, son art de la vitalité. J’ai le sentiment que l’idée a fait son tour, et qu’il sera dur de se renouveler, d’être à nouveau original. Mais pour tout ce qu’il a déjà apporté, tant à la littérature, qu’à la philosophie ou encore l’analyse de notre présent, pour toute son Œuvre, je ne pourrais jamais dire assez : “Merci”.

À dans 15 ans ?

Sources :

  • Biographie d’Alain Damasio chez La Volte : lavolte.net
  • Références du livre : ISBN : 978-2-37049-074-2 (La Volte, 18 Avril 2019)

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