Pierre Bottero
Il était une fois…

Été 1972 (à un ou deux ans près…).
Pélissanne, petit village auquel il ne manque rien pour obtenir la mention « typiquement provençal ». Chaleur écrasante, cigales, pinèdes, silence, lézards, oliviers… Tout y est !
Je fais partie d’une bande d'inséparables copains et nous employons nos journées à jouer aux Indiens dans les collines, à faire des cabanes et à dévaler des pentes caillouteuses sur des vélos de fortune. Ce jour-là, une fois n’est pas coutume, je suis confiné à la maison. La veille, une descente un peu trop raide sur un vélo qui est loin de ressembler aux VTT actuels, m’a conduit à l’hôpital pour une dizaine de points de suture derrière le crâne et m’impose une journée de calme. Je suis en train de pester, en imaginant la guerre impitoyable que se livrent les Sioux et les Apaches dans la chaîne des Costes, lorsqu’un drôle de véhicule vient se garer pas très loin de la maison. Un car dont la fonction détournée est inscrite en grosses lettres sur la carrosserie : Bibliobus !
Poussé par la curiosité, je m’avance timidement (on peut être Sioux et timide !). Un grand bonhomme au sourire avenant m’invite à entrer. J’obtempère puisque l’époque n’est pas encore à la méfiance et découvre une multitude de livres rangés dans des caisses ou sur des rayonnages. Le bibliobus est une bibliothèque ambulante, gratuite, et pour moi une porte qui s’ouvre sur un monde nouveau.
Le grand bonhomme dont je n’ai jamais su le nom et qui n’était peut-être pas grand puisque j’étais petit, est un amoureux des livres mais surtout un fin pédagogue. Le bibliobus passe tous les quinze jours. Il en est le chauffeur, le bibliothécaire et le coeur. Il va me guider en douceur dans mes lectures, m’extrayant du Club des cinq sans que la rupture soit douloureuse et me proposant des livres dont il sait qu’ils correspondent à mes désirs. Je rêve de voyage et d’aventures, je découvre Fenimore Cooper et James Oliver Curwood. J’adore les animaux, il m’offre Rudyard Kipling et Jack London. Je ne lis plus, je dévore, et mes notes en rédaction s’envolent. Puis, un jour, il me tend un épais volume relié de rouge. « Tiens, dit-il, essaie celui-là.» Je regarde le titre, je fronce les sourcils, il ne s’agit visiblement pas d’une histoire de trappeurs. « Saute les trente premières pages, me conseille-t-il, elles sont un peu difficiles mais le reste devrait te plaire… »

Cette nuit-là, je dors peu et je lis beaucoup. Je viens de basculer dans un univers magique. Je découvre Le Seigneur des anneaux.
Bon d’accord, à l’heure où j’écris ces pages, l’oeuvre de Tolkien a été adaptée au cinéma (de belle façon me semble-t-il, même si…) et il ne doit pas exister en France un seul enfant de plus de quatre ans ignorant qui sont Aragorn, Frodon ou Legolas. Mais, cette nuit-là, quand je plonge dans Le Seigneur des anneaux, ce sont des inconnus, comme la terre qu’ils parcourent, les monstres qu’ils affrontent, et le choc pour moi est terrible. La Quête d’Ewilan naît ce jour-là, ou plutôt, l’auteur qui écrira La Quête d’Ewilan naît ce jour-là.

Quelques mois plus tard, le bibliobus cesse de passer. J’en éprouve une profonde déception, mais la graine est semée, je sais ce que veux lire. Au fil des ans, je découvre Roger Zélasny et ses princes d’Ambre, Michael Moorcock et Elric le nécromancien, Phillip José Farmer et ses faiseurs d’univers, Robert Howard et Conan, Fritz Leiber et son cycle des épées. J’en passe, des dizaines, qui alimentent mon besoin de magie et d’univers flamboyants, Frank Herbert, Elisabeth Lynn, Tanith Lee, Robert Silverberg, Joan Vinge, Marion Zimmer Bradley, John Norman, Ursula Le Guin…

Plus tard, j’entre à l’école normale pour devenir instituteur et, outre mon futur métier, je découvre les jeux de rôles ou plutôt l’ancêtre des jeux de rôles : Donjons et Dragons ! Des nuits entières sans fermer l’oeil, à endosser la personnalité d’un elfe voleur ou d’un guerrier nain dans des scénarios de plus en plus complexes à la création desquels je participe activement. Sans que je le sache, La Quête d’Ewilan prend forme. Organiser un jeu de rôles requiert d’imaginer un monde cohérent dans lequel les joueurs peuvent évoluer le plus librement possible, de déterminer une intrigue, de gérer des hypothèses en s’appuyant sur tous les ouvrages dévorés depuis l’époque du bibliobus. Le livre n’est pas loin. Quelques années plus tard, je me lance. Mais l’ordinateur n’est pas encore un outil répandu et le copier/coller avec des ciseaux et un bâton de colle me fait renoncer. Tout est là, pourtant. Non pas l’histoire en elle-même, mais le matériau brut, la magie, les épées, le monde à découvrir… Il faut attendre encore un peu.